Ce qu'il y a de pittoresque dans la saga imaginée par Ian Flemming, et adaptée par les producteurs Broccoli et Saltzman, est que sa pérennité repose sur une double nature : à la fois populaire dans son sens le plus stricte et en même temps déviante, clivante dans son essence, contreculturelle pour ainsi dire. En effet, avec les années, le personnage de Bond est devenu une véritable icone associée à la réussite personnelle, à l'humour pince-sans-rire, et globalement à une volonté d'émancipation face à un monde rigide et aliénant( assouplissement des moeurs, valorisation de l'aspect plutôt festif et jubilatoire du cinéma, ambiance barriolée et exotique,moins porté sur la réflexion [doux euphémisme], en un mot: spectaculaire).

C'est ainsi que l'Ange de la mort demeure, bien malgré lui, la représentation emblématique d'une époque, ses rêves, ses espérances... Bien malgré lui, car le public et les producteurs ont, à de multiples reprises, délaissé les composantes premières de son univers, tout ce qui confère à l'espion en smoking noir une aura envoutante: la nature de son métier. De par son matricule, l'agent britannique reste l'incarnation de la mort. Cruelle, violente, injuste, imprévisible.

Dés lors, comment s'attacher, à un tel individu? C'est là une question que se sont posés les divers réalisateurs ayant eu la charge de réécrire, tant que faire se peut, le protagoniste pour qu'il colle à l'actualité du moment. (De Terrence Young à Sam Mendes, en passant par Peter Hunt ou encore Martin Campbell). Si la saga comporte de nobles tentatives de retour à sa base première (Au service secret de... en tête, de même que Permis de tuer), c'est bel et bien l'arrivée de Daniel Craig qui permit définitivement d'ancrer James Bond comme une figure d'antihéros tragique, voyant ses proches mourir les uns après les autres et la résultante de ses actions remettre en cause sa légimité, dans un monde post 11 septembre-post impérialiste-post guerre froide.

Le paradoxe de ce procédé a conduit la franchise vers un éccueil; les deux opus signés Mendes l'ont bien démontré: humaniser 007, c'est tuer James Bond à petit feu. L'homme aspire à une retraite, un repos bien mérité, histoire de passer la main à un nouvel agent. Malheureusement, les producteurs n'entendent pas lacher la poule aux oeufs d'or. Ce serra James Bond, ou ce ne sera rien!

Cary Joji Fukunaga en a bien conscience et semble plusieurs fois s'amuser à faire des piqures de rappels aux spectacteurs venus voir un épisode quelquonque d'une franchise quelquonque: il n'aura, par exemple, jamais autant été fait mention du grade de "commander" du personnage, des responsabilités et des comptes à rendre à la nation (et au monde), ou de la folie des femmes qui acceptent de partager leur vie avec ce tueur et fléau en puissance. C'est aussi le premier opus de l'ère Craig, à notre connaissance, à expliciter les références à "Au service secret de sa majesté" (trident, musique, reccueillement sur la tombe de sa femme, et dramatisation de la condition d'espion)... De même qu'au mythe d'Héraclès. Enfin, Fukunaga se permet de dynamiter le genre classique du film d'espionnage, en revenant paradoxalement à ses influences premières. On pensera à deux séquences en particulier, une en ouverture et une en milieu de film. Ces séquences s'avèrent à mi-chemin entre le film à suspens et le genre "survival". (NB: un peu la même tentative que le final de Skyfall, en moins intimiste!). Si les partis-pris du film ont le mérite de maintenir l'attention du spectateur, et de prouver la déférence de son réalisateur pour la saga, il n'en demeure pas moins qu'on sort du visionnage avec une sensation d'avoir assister à un spectacle fait de vains artifices, tant le déluge d'informations éparses empêchent de traiter quoi que ce soit.

Finalement, "No Time To Die" n'est rien de plus que la résultante de volontés contraires et contrariées, d'ambitions vaines ou étouffées, un processus malade car chimérique ( dans tous les sens du termes). Reste une réalisation parfois inspirée, des séquences dynamiques, l'apparition radieuse d'Anas de Armas, et une fusillade formidable pour un dernier baroud d'honneur.

Pour l'avenir, espérons que les producteurs s'en tiennent à leur plan de laisser le personnage de Bond passer la main (et l'arme à gauche), quitte à se concentrer sur un nouveau protagoniste. En attendant, 007 aura bien mérité son épitaphe!

Aegus
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le 17 nov. 2023

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