J’avoue être allé voir ce film sur la pointe des pieds… D’abord, la crainte de voir un biopic sur l’un de mes peintres préférés, ne m’enthousiasmait guère. Je me souviens du massacre de Milos Forman dans « Les fantômes de Goya » ou encore l’irrespectueux « Ronde de Nuit » de Peter Greenaway. Ensuite Mike Leigh comme réalisateur participait à ma réticence, son maniérisme (parfois) associé à l’histoire de Turner me laissait craindre une œuvre empesée et passablement académique. J’avoue humblement m’être trompé, où plutôt le maître Mike Leigh m’a détrompé.
« Mr. Turner » est un film éblouissant. Ce n’est pas à proprement parlé le récit d’une vie, mais plutôt un film impressionniste, comme si nous consultions un carton à dessins, où les scènes s’enchaînent, montrant ce qui a fait la valeur de l’œil d’un Turner, et disons le sa gloire intemporelle (contrairement à beaucoup de ses contemporains oubliés aujourd’hui et adroitement dépeints dans le film) et la mutation de son œuvre. Nous sommes sur les dernières années de l’artiste, si adulé naguère, et désormais raillé face à ces nouveaux talents qui émergent.
C’est cette transition qui traverse tout le film et en fait son ciment. Turner, porté par un génialissime Timothy Spall, n’est pas évoqué ici en icône sacrée pour la flamboyance incroyable des ses toiles, il en vient à se moquer de lui-même, mais plutôt comme un homme, véritable témoin, un visionnaire d’un siècle qui mute à l’arrivée de la révolution industrielle. Il est impuissant face à cette société moderne qui s’établit, mais ne la rejette pas. Son œil avisé s’émeut, s’enthousiasme, sous son air goguenard et renfrogné. Tel Monsieur Ladmiral dans « Un dimanche à la campagne », son talent ne peut plus exprimer ce qu’il voit, d’autres le feront mieux que lui, mais il est à l’affut et avide de cette modernité que peu entrevoit alors. Ce retrait, est marqué visuellement tout au long du film par le choix de scènes tournées aux travers des portes, comme si le maître était bridé, que son espace (et de fait son talent) ne se limite plus qu’à l’intériorité.
Mike Leigh aime Turner, il est également un fin connaisseur de l’univers pictural. Ses prises de vues n’essaient jamais de se mettre à la hauteur de peintre (la photographie est assez quelconque d’ailleurs) il traduit simplement ses inspirations, ses impressions (marines, phénomènes climatiques et lumineux…) jusqu’à la fin où le vieux peintre renonce perdant en peu à peu la substance de son art, laisse place au vide, à la lumière blanche quasi céleste, qui n'est pas sans illustrer la pensée de René-Jean Clot :
"Pas de mélancolie. Les peintres naissent et disparaissent, seule la lumière demeure comme un rêve qui ne sait rien de ceux qui l'ont trouvée si belle". « Mr. Turner » est une œuvre sur la perception de ce qui distingue le génie du talent mais surtout un hymne à l’humilité.