Sur les hauteurs de Los Angeles, auréolée par ses avenues illuminées par les lampadaires, les enseignes et les phares des voitures, l'obscurité nocturne étouffe déjà un peu le spectateur. Une limousine circule sur une route sinueuse, sur une musique inquiétante et par des plans très serrés. A l'intérieur, une femme au teint cadavérique, dont les yeux noirs n'ont de plus éclatant que le rouge des lèvres qu'ils surplombent, regarde d'un air mélancolique la route qui défile. Tout à coup, la limousine s'arrête, la femme s'étonne et les chauffeurs se retournent sur elle, armes au poing. A ce moment là, au loin, des voitures d'étudiants saouls débarquent en trombe et percutent la limousine, tuant tout le monde, sauf cette jeune femme qui sort de la carlingue défoncée comme un mort-vivant. Amnésique, en fuite, elle pénètre par ruse un petit appartement où une jeune fille blonde, en quête d'un rôle à Los Angeles, allant habiter l'appartement de sa tante, la rencontre et tente de l'aider pour qu'elle retrouve la mémoire. Sans défleurer plus avant l'intrigue de la première moitié du film, la deuxième moitié semble se dérouler dans un effondrement du sens, du temps et de la structure narrative, à un point tel que l'on n'y comprend plus vite rien. Pourtant, et il suffit d'entendre l'explication de David Lynch lui-même, il n'y a pas plus logique que Mulholland Drive,
puisqu'elle conte en réalité les déboires d'une actrice lesbienne jalouse qui paie un tueur à gages pour assassiner une actrice qui a incarné le rôle dont elle rêvait, et dont elle était amoureuse qui l'a quitté pour un réalisateur richissime. Ainsi, le spectateur découvre (enfin, il essaie de découvrir) que la première partie du film n'était qu'un rêve fantasmé par l'actrice déchue, qui tente de se construire un mode onirique et alternatif.
Le film est non seulement inquiétant, angoissant, et même disons-le franchement insupportable par moment, mais il est d'une certaine façon absolument révolutionnaire. D'abord, si le trame narrative semble totalement déstructurée, elle est en réalité d'une logique excessivement clairvoyante puisqu'elle suit le cheminement d'un esprit particulier, du rêve, à la réalité, au souvenir, etc ... Le film met en scène les mêmes lieux, les mêmes visages, les mêmes objets dans une sorte de mélange fantasmagorique où les espoirs et désespoirs de l'actrice principale (qui n'est pas celle que l'on croit) se mêlent à la réalité qui s'insinue peu à peu dans le rêve. Le film est un long combat d'une femme malheureuse qui se berce d'illusions. Le jeu des actrices est formidable, tant il est formidable de diversité. Les plans filmiques, d'un grand symbolisme et avec une luminosité, une alternance de points de vue et où rien n'est laissé au hasard, sont clairement révolutionnaires. Sur le fond, le spectateur peut y voir une sorte de manifeste cinématographique de l'absurde, à la André Breton, même si le film connaît un grand sens caché dont il est difficile de se rendre compte à la première vision. Il y a dans cette obsession contemporaine symptomatique de nos sociétés idéalistes quelque chose d'intéressant : la recherche et le jeu avec les distorsions de la réalité, comme si la réalité matérielle ne pouvait être que trompeuse (mais l'idéologie est une autre affaire, car oui, il y a une idéologie platonicienne dans Mulholland Drive). Quel plaisir de regarder un film qui perturbe l'esprit et change presque la vision du monde, à un point tel que Mulholland Drive ne vole pas son titre de meilleur film du XXIème siècle.