J'ai vu ce film en trois fois, ayant eu peu de temps pour le regarder ces temps-ci et je me rends compte que ces coupures ont été salutaires car elles m'ont permis de digérer le film, de m'en imprégner. Ses motifs, son esthétique particulière sont enivrants. Et le twist final est aussi surprenant qu'incroyable.
Plus qu'une histoire, une ambiance
C'est peut-être ce qui différencie certains films de l'oeuvre d'art. En effet, beaucoup de films misent sur une histoire, sur une trame narrative précise, claire. Ici, on est perturbé par l'histoire, qu'on ne saisit pas du premier coup. Tout semble dans le désordre. Il nous faut recoller les morceaux. C'est alors, que, face à ce bloc monolithique, face à cet écran de fumée et d'incompréhension, on se replie vers l'esthétique, vers le style. Et, il se suffirait à lui-même, tant c'est beau, subtile, envoutant et inquiétant. Ces longs plans sur Mulholland Drive, dans le noir, sous une musique hypnotique, cette scène au théâtre, irréelle, nimbée de brume, ces effets délicats, ces flous, ces plans séquences incongrus. Il y a une sorte d'abus des effets de style, mais, qui se traduit, comme chez les grands écrivains, par une multiplication du sens, par une sensualité ou une atmosphère profonde et intrigante. Ce style est déjà toute une histoire à part entière, magnifique et terrifiante.
L'absurde n'est jamais loin
Le style de Lynch s'appuie sur le dérapage, à savoir, une situation réaliste, concrète, presque banale qui fait d'une incidence quelque chose de fantastique et d'irréel. Ainsi, on assiste durant les deux premiers tiers du film à des scènes loufoques ou incompréhensibles : cet homme, ce tueur engagé qui est gourd et qui doit tuer toujours plus pour masquer son crime initial. Ces deux mafieux dans le studio de cinéma qui recrachent un nespresso pas bon et ce qui vaut au réalisateur de perdre la réalisation de son film. Tout bascule, pour de menus détails. On cherche le sens à cette absurdité constante.
L'illusionniste
Et c'est là peut-être le grand thème du film, l'illusion. Lynch est un magicien, un illusionniste dans ce film. Lorsqu'on assiste avec Betty et son amie Rita, amnésique, à une pièce de théâtre, au beau milieu de la nuit, très étrange, le présentateur rappelle sans cesse que tout ceci n'est qu'une illusion. Et précisément, à un moment, Naomi Watts change d'appartement et va s'endormir. Tout bascule. L'amnésie de son amie n'en est plus une. Les personnages réapparaissent mais pas avec les mêmes rôles. Où est la réalité ? Certains indices nous l'indiquent : lorsque les deux femmes s'embrassent et que Betty lui dit être amoureuse alors que celles-ci se connaissent à peine, on se demande, pourquoi tant d'excès. Serait-ce le fantasme de Betty sur son histoire avec Rita ? De petits signes, ça et là sont troublants. Des incohérences, des flottements, comme dans un rêve.
SPOILER : En gros les deux premiers tiers sont un rêve de Betty et la dernière partie alterne réalité et souvenir de la femme éveillée qui vit ses derniers jours. Elle est en réalité la commanditaire du meurtre de son amie Rita, actrice d'Hollywood talentueuse qui vit des ébats sulfureux avec un réalisateur, Adam. Betty est jalouse, du talent de son amante, et de cet homme qui forme un triangle amoureux malsain. Elle va donc commanditer le meurtre et se terrer dans son appartement, rêvant et hallucinant sur ce qu'elle a fait, sachant qu'elle va être arrêtée. Elle se tue, victime d'une hallucination démente à la fin du film. Plus d'explications ici.
Pourtant, si cette ligne narrative parait assez simple et évidente dite comme cela, en réalité, dans le film, elle est brouillée. C'est l'illusion, le flou artistique, le génie de Lynch. Tout se renverse subitement, et on oscille entre rêve et réalité. Ce film cultive l'art du flottement narratif pour devenir un OVNI artistique.
Un film incroyable, prenant, perturbant, envoutant, porté par Naomi Watts et Laura Harring, magnifiques et sensuelles. Le film ne raconte finalement presque rien, alors que c'est un thriller, une histoire de meurtre. Mais, c'est dans le style lynchéen, dans de menus détails parfois absurdes ou fantastiques que se cachent le suspens, la tension et l'ambiance oppressante. Dès lors, le film change, la narration s'inverse, les personnages deviennent autres. Un chef-d'oeuvre de subtilité, d'esthétique. Une oeuvre d'art à plusieurs lectures et l'un des Twist les plus incroyables de l'histoire du cinéma. On y voit aussi une interrogation sur le spectacle, sur le théâtre, sur le cinéma et cette machine à rêver qu'est Hollywood ainsi que sur la société américaine, les ambitions d'artistes et la débauche des acteurs. Un film dont les sujets sont infinis.