Sur un lamento féminin informant la teneur dramatique des événements qui vont être relatés, apparaissent à l’image, en gris sur fond noir, un tissu de noms de villes se chevauchant. Au milieu de ce dédale de lettres, en ressortent bientôt six, d’abord par leur couleur blanche, puis très vite par le rouge qui vient les maculer tout comme il macule la mention « inspired by real events ». Ces lettres forment le mot « Munich », et ce rouge, c’est la propagation d’un « mal » qui va se répandre à partir des coordonnés géographiques et traumatiques correspondants à ce mot.
Une ville dans la tête
« Munich » : pourquoi ce titre ? Pourquoi le nom d’un lieu, et en particulier celui-ci, alors que « Vengeance », le titre du livre de George Jonas dont le scénario de Tony Kushner et Eric Roth est en partie tiré - en plus d’un très conséquent travail de recherche en amont -, paraît plus approprié. Car il s’agit bien de ça, une histoire de vengeance : la vendetta sanglante orchestrée par Israël en réponse à la non moins sanglante prise d’otage ayant vu ses athlètes massacrés par des fedayins de Septembre Noir lors des J.O. de 1972 ? Alors pourquoi « Munich » ? Peut-être parce que, dans ce trivial pursuit de la terreur qu’est le film de Steven Spielberg, c’est « Munich », en tant que ville-évènement, qui fait office de boussole détraquée pour l’équipe d’Avner.
Un peu comme l’île des disparus de Lost, « Munich » est ce point aveugle, ce phare au clignotement trompeur, le plus souvent tenu hors-champ mais autour duquel se déplie pourtant toute une cartographie à quatre dimensions (la quatrième étant temporelle) : celle d’une Europe des années 1970 reconstituée en 2006 et portant, en sourdine, les cicatrices du XXe siècle. Celle d’un carrefour spatio-temporel où viennent se télescoper les époques, les cinématographies (de James Bond à Friedkin), les agences de renseignement (Mossad, KGB, CIA), les noms de « stars » (Eichmann, Carlos), les idéologies et non-idéologies, et les terrorismes d’hier et d’aujourd’hui. Celle, enfin, d’un continent mental où l’on se téléporte d’une ville à l’autre et, par des raccords tranchants effaçant toute notion de distance, d’un assassinat au suivant, en étant certain, en bout de course, de toujours revenir buter sur la même case départ.
Car où qu’on aille, « Munich » est toujours là : dans la tète d’Avner. Cette tète, aussi migraineuse que celle d’un Desmond Hume ou d’un précog pris entre plusieurs temporalités, et dans laquelle, d’une façon similaire aux « shoots » de souvenirs de John Anderton dans Minority Report, s’affiche régulièrement la subjective reconstitution du massacre originel, ou l’écho d’un passé-fantôme en surimpression du présent. Alpha et oméga d’une loi du talion psychotique et mortifère, origine de la perturbation magnétique de ses pôles intérieurs, « Munich » est l’implant mémoriel qui hante Avner tout au long du film, de Tel Aviv à Francfort, de Rome à Paris, de Chypre à Athènes, de Beyrouth à Amsterdam et de Londres à New York.
D’ordinaire, dans la tradition juive, c’est une autre ville que pointe la boussole : Jérusalem. Et celle-ci correspond à un Nord, ou plutôt un Est, d’une autre nature : celui du retour à « Sion », à la « Terre Promise ». Une aspiration qui, avant que le mouvement sioniste (s’inspirant des nationalismes de la fin du XIXe siècle) n’en fasse un programme de peuplement en réponse à l’antisémitisme européen, figurait une sorte de ligne de fuite plus ou moins mythologique et collectivement partagée au sein de la diaspora. C’était l’implant mémoriel d’un peuple qui était peuple justement parce que, en l’absence d’un pays (« un pays, c’est vital »), partageait au moins (et entre autre) cet horizon commun.
Dans ce contexte, « Munich », ici, apparaît un peu comme « l’anti-Jérusalem » d’Avner : le trou noir qui lui faire perdre de vue son Nord et le remplace par un autre, parasite, qui l’éloigne toujours plus loin de sa terre-mère dans un incessant mouvement de va-et-vient finissant par faire de lui une incarnation vivante (mais de moins en moins) du mythe (antisémite à l’origine) du Juif errant. Quelle ironie que le parcours de ce pur produit du rêve sioniste : « élevé » dans un kibboutz (ces communautés collectivistes implantées en Terre d’Israël dès le début du XXe siècle), considérant Israël comme sa propre mère (en remplacement de celle qui l’aurait abandonné étant enfant), il en vient, à force de nourrir cette relation trop fusionnelle (parce que non équilibrée par un père absent), à force de vouloir protéger ce rêve contre les agressions de ceux qui ne le partagent pas (même dans une planque commune du genre Camp David de fortune), à s’en exclure. De sabra (juif né sur le sol d’Israël) à apatride, et d’une « Terre Promise » (la sienne) à une autre (celle d’un autre peuple se croyant lui-aussi « élu »), il connaît finalement le destin inverse de ses ancêtres, et se retrouve condamné à buter contre la vitrine d’un magasin de cuisine hanté par les morts et manifestant son impossible retour au foyer (dans sa tète si ce n’est dans les fait).
Mais le « Munich » d’Avner, dans le film de Spielberg, c’est aussi un peu le « Chinatown » de Jake Gittes, dans le film de Roman Polansky.
Les voies de la peur
À la fin de Chinatown, Gittes, le privé au flair « amputé » (autre outil d’orientation perturbé) est témoin, au milieu du cartier chinois de L.A. qu’il semble avoir fréquenté dans un passé trouble, d’une scène d’horreur absolue, avec pour point d’orgue une image atroce et hyper-mnésique (un autre trou noir, celui-ci dans la tète de Faye Dunaway) et une phrase prononcée par un collègue en guise de conseil plus ou moins bienveillant, et surtout comme aveu d’impuissance face au « Mal » s’incarnant en ce lieu : « Forget-it, Jake, it’s Chinatown ».
« Forget-it, it’s Munich » : Avner pourrait se l’entendre dire aussi. Et c’est un peu, en substance, ce qu’on lui propose à son retour à Tel Aviv. Alors que Janusz Kamiński, en le surexposant avec une lumière blafarde, le fait ressembler à un cadavre ambulant complètement dévitalisé à force d’avoir dansé avec la faucheuse aux quatre coins du bassin méditerranéen, Avner constate que son effacement de toutes les cartes officielles par le Mossad en début de film n’est pas réversible. Pire, aux yeux mêmes de sa patrie, et de son incarnation maternelle, Golda Meir, qui brille par son absence, il n’est plus qu’un fantôme, n’ayant droit pour seule reconnaissance, face à tous ses sacrifices, qu’à une tape sur l’épaule. Mais ça ne lui apporte pas plus de réconfort qu’à Jake Gittes. Car là aussi, et comme toujours chez Spielberg, l’image, ou plutôt les images de « Munich », l’allemande - ce n’est pas un menu détail -, sont hyper-mnésiques. Et elles se déploient dans la tète du « chef d’équipe » comme la déflagration en trois temps (structurant le film) d’une bombe figurant l’éclatement de son identité.
À l’origine de ce Big Bang intériorisé était une prise d’otage, qui a dégénéré et déchiqueté des corps entiers (physiques et sociaux). Et comme pour tout acte terroriste, il y a eu, en écho, une seconde explosion : celle de la bombe médiatique, la plus puissante de toutes, dont l’onde de choc se propage de foyer en foyer le long des canaux télévisuels lui servant de combustible quasi inépuisable. C’est celle que Spielberg, en filant la chaîne audiovisuelle, montre dans le prologue, jusqu’à la faire s’insinuer, par la magie noire du montage, dans la maison d’Avner et de sa femme : leur acte de naissance dans le film en somme, inséminés par la terreur, irradiés par elle comme autrefois Roy Neary l’était par la lumière de vaisseaux angéliques (sauf que cette fois la « voyance » est de mauvais augure). Un foyer filmé comme un cocon (l’arche qui encadre les deux personnages) : motif récurent chez l’auteur d’E.T. et A.I., qui filme là une invasion sur le mode de l’infiltration et de la contamination. Et c’est à se demander si l’enfant à naître n’est pas aussi le produit de ce viol (du genre Rosemary’s Baby). En tous les cas, la mise en scène de Spielberg, autant que les dialogues de Kushner et Roth, ne cessent d’entremêler, comme des fils bleus et rouges dans la tête explosive d’Avner, les liens de vie et de mort.
C’est d’abord, à l’issue d’un premier meurtre à « l’accouchement » particulièrement difficile, cette image au symbolisme si fécond : une flaque de lait qui, comme le Nil, fleuve de la vie transformé en fleuve de mort par le bâton de Moïse, est lentement infectée par le sang (ou serait-ce du vin le représentant ?). Parmi les « lois » alimentaires juives, figurent notamment celle de ne pas consommer le sang et, plus célèbre, de ne pas ingérer au cours d’un même repas de produits laitier et carné (« tu ne cuiras point le chevreau dans le lait de sa mère »). C’est là quelque chose de particulièrement « impurs ». Et c’est bien de cette « souillure » du « pur » par l’ « impur » qu’il s’agit alors : l’auto-justice à la Charles Bronson incarnée par Steve - qui résume la noyade des Égyptiens sous l’action de Yahvé par un laconique « Faites pas chier les juifs ! » - venant détourner et déborder une certaine innocence représentée par Robert, le fabricant de jouets qui se retrouve à faire des bombes. Plus tard, Avner se voit gratifié par Carl de deux Mazel Tov : un premier pour la naissance de sa fille, puis un autre pour la mort de leur précédente cible. Deux Mazel Tov pour le prix (faustien) d’un seul, et déjà depuis quelques scènes, une gêne qui ne cesse de croître dans l’esprit du spectateur, à force de voir cette death squad d’amateurs enchainer gueuletons et attentats. Mais ce n’était encore qu’un hors-d’œuvre.
Spielberg, par la suite, et à mesure que les actes d’Avner, Steve, Carl, Robert et Hans deviennent de plus en plus contre-nature, creuse encore d’avantage cette veine « dérangeante ». Et cela passe notamment par la représentation du sexe (chose rare dans le cinéma du Monsieur). Suant (dans la première scène où Avner et sa femme font l’amour, alors même qu’elle est très enceinte), mortel (sous les traits trompeusement charmants d’une tueuse à gage exhalant un parfum de Poison Ivy), et même glauque (dans le voyeurisme morbide de Hans), le sexe, tel qu’il est représenté ici, semble, non pas « perversion » - le réalisateur n’est pas puritain à ce point - mais perverti. Comme si la terreur, telle « la chtouille » ou le VIH, se transmettait aussi par ses voies là (c’est dire à quel point la chose est viscérale). Aussi, le montage parallèle à la fin du film, celui qui voit Avner, alors en plein ébats avec sa femme, assailli par une ultime salve de visions de « Munich », représente l’acmé et l’orgasme dégénéré, de cette perversion des liens de vie. Dans cette scène (cathartique ?), le mal qui ronge Avner s’est insinué au cœur de l’intimité de son couple et vient intercaler un écran d’horreur entre les deux êtres au moment ou ils sont sensés ne faire plus qu’un. Daphna, la femme d’Avner, cherche bien à connecter son regard à celui de son mari, mais celui-ci est branché sur une autre fréquence, et la seule chose à faire est de lui fermer les yeux (comme ceux du petit Jim qui en a trop vu à la fin d’Empire du Soleil, et en espérant que ce soit plus efficace que lorsque Ray, dans La Guerre des mondes, voile ceux de sa fille).
Au regard (perturbé) de cette scène - une union dont on pourrait être curieux de voir le résultat dans un film de David Cronenberg (un bébé-kalachnikov ?) -, l’intérêt du cinéaste pour la question du « syndrome post-traumatique » transparaît clairement (sans doute le même qui, un moment, le faisait s’engager sur la réalisation d’American Sniper). De la rétine impressionnée par la décharge cathodique aux fluides corporels porteurs d’une fièvre traumatique, la terreur à laquelle Avner, tel Bruce Banner, a été exposé (et que, comme Hulk, il a fait exploser) s’est frayée un chemin au sein de sa famille (1). Et comme dans La Guerre des mondes, elle risque d’y avoir semé des graines toxiques pour les liens filiaux.
You’re talking to me ?!
Les technologies d’information et de communication sont donc les armes les plus dangereuses dans Munich. C’est son actualité. Et, ajoutées à l’époque où ce déroule son histoire, cela vient le connecter à la veine paranoïaque du cinéma de complots des années 1970, avec tous ses fétiches (téléphone filaire, fusil de sniper, ennemis invisibles, comme dissous dans le tissu urbain, etc.). Un cinéma qui trouvait ses scènes primitives dans les images des assassinats politiques de l’époque, et qui faisait du motif du réseau, dans lequel s’empêtraient ses personnages, la traduction cinématographique du thème du complot (hantise réactivée aux lendemains du 11 septembre).
Ici, les réseaux sont nombreux (d’espionnage, mafieux, révolutionnaires, terroristes), ils tissent une toile sur l’Europe de la Guerre Froide, et des puppet masters de différents bords (Est, Ouest, OLP, Mossad, et francs-tireurs embusqués) s’y livrent à un jeu obscur par l’entremise de pions, que l’on peut faire sauter comme des fusibles, et de « fournisseurs d’accès » qui, à la manière des opératrices téléphoniques des premiers temps, jouent les entremetteurs, font et défont les connexions. C’est le rôle du groupe que représentent Louis et son « Papa ». Apolitique, an-idéologue, cette « french connection », véritable prostituée du crime organisé, forme un réseau en constante mutation, parce qu’il faut sans cesse s’adapter à la demande, et se vendre au plus offrant. Dans ce monde où chacun à une épée de Damoclès sur la tète, c’est la meilleur garantie de survie, le moyen de mettre sa famille à l’abri (mais aussi de la voir se fissurer de l’intérieur, d’où peut-être la ressemblance avec les Corleone).
Le facteur humain, quant à lui, est sacrifié. Pourtant, c’est le dénominateur commun : celui qui, sous le masque de systèmes de pensées éclairées (État de droit, concepts de justice, de civilisation), (dé)règle en réalité le système par ses pulsions irrationnelles (vengeance, réponse à la peur, à l’humiliation). C’est aussi ce qui lie, en les entrelassant, les noms des onze victimes de « Munich » à ceux des onze (supposés) bourreaux de Septembre Noir. Et enfin, c’est surtout ce qui fait que, de chaque côté du miroir et du montage alterné sous-tendant quelques séquences, agents du Mossad et activistes ou terroristes pro-palestiniens sont presque les mêmes (comme le signale également l’emploie par John Williams d’une même « pulsation » musicale pour accompagner les opérations des deux camps).
« Ils nous parlent maintenant, on dialogue, ça y est », dit Carl à propos des lettres piégées qu’envoie Septembre Noir en réponse aux assassinats de l’équipe d’Avner. Et en fait, tout le film se résume ainsi : en un dialogue de sourd où chaque interlocuteur hausse le ton (de ses explosions) pour mieux se faire entendre (par médias interposés) d’une communauté internationale prise à témoin et sensée distribuer le rôle de victime à deux coupables. Et au bout du processus, les positions sont permutées : les traqueurs deviennent traqués, les tueurs, tués, et Avner n’a même plus besoin de terroristes pour être terrorisé (puisqu’il les a intégrés dans sa psyché). Ne lui reste plus alors que la paranoïa - similaire à celle de Gene Hackman à la fin de Conversation Secrète -, celle de voir ses ennemis se multiplier comme les tètes de l’Hydre (les miroirs dans lesquels il voit plusieurs reflets du même Ali Hassan Salameh) et retourner ses propres stratagèmes contre lui.
« Les bombes atteignent un double objectif : elles éliminent les cibles et elles terrifient les terroristes » : lorsqu’il dit cela après le premier assassinat, le Avner qui ne se pose pas encore de questions ne se doute pas que, une heure de film plus tard, cette vérité lui reviendra comme un boomerang. « Lorsque l’on doit répondre à la terreur à notre époque, il faut avoir une démarche extrêmement circonspecte (carefull). Ne pas nous paralyser, ce qui nous empêcherait d’agir, mais essayer de nous assurer que les résultats obtenus sont ceux que nous voulions vraiment. Car ce sont les résultats inattendus qui sont probablement les pires et ce sont eux qui finissent par nous hanter ». Ces « résultats inattendus » dont parle Spielberg dans les commentaires du DVD, Avner en devient l’incarnation vivante. Et « l’effet boomerang », qu’il subit de plein fouet, paraît être ce contre quoi le cinéaste met en garde non pas seulement le jeune État israélien - qui en prend pour son grade de façon fort justifiée et courageuse de la part de l’auteur de La Liste de Schindler - mais aussi, et sûrement plus encore, les États-Unis de l’après-11 septembre. Parce que, comme certains l’ont remarqué à la sortie du film en 2006, c’est aussi la traque de Ben Laden, et de tous les grands pontes d’Al-Qaïda dont les tètes furent mises à prix par l’administration Bush, qui se dessine en creux derrière celle des onze de Septembre Noir.
Dans Zero Dark Thirty, la chasse au fantôme devenue obsession aboutissait à une suppression de l’ennemi immédiatement suivie d’une perte de repères, notamment manifestée par l’air abasourdie de Maya, la traqueuse, et son effacement final dans le noir d’une nuit d’encre (encore une question d’orientation donc). Là résidait le très pertinent constat, fait par le duo Kathryn Bigelow-Mak Boal, d’une relative impuissance doublée d’un rapport étrange de l’Amérique face à son ennemi (l’éliminer reviendrait à s’amputer de sa raison d’être). Quand Spielberg réalise Munich, Ben Laden est encore inaccessible, mais il n’est pas besoin d’attendre la mort de « l’ennemi ultime » (dans le film, Ali Hassan Salameh), qui n’intervient que dans le carton final (quelques années après la fin du film), pour prendre conscience du coup d’épée dans l’eau que cela représentera.
« Pourquoi se couper les ongles alors qu’ils repoussent ? », répond Ephraïm aux questions que posent enfin Avner dans la dernière scène du métrage. Et alors que les deux hommes se séparent, et que la caméra panote pour placer dans son axe (son viseur) les deux tours, flambants neuves, du World Trade Center - actualisant ainsi l’analogie entre le « Munich » d’Israël et le « 9/11 » de l’Amérique - la question d’Ephraïm, qu’il s’agirait de prendre expurgée de son ironie, reste ouverte (comme une adresse au public). Parce que, tout au long de son film, Spielberg s’est évertué à montrer que répondre à cette question de la façon la plus simple en apparence en pose d’innombrables autres, parmi lesquelles celle, par exemple, de ce gamin libanais, témoin en direct, de ses propres yeux, du massacre de ses parents par un escadron sensé fermer son clapet à la terreur.
À la sortie de Lincoln, on a pu écrire, ici et là, que Spielberg délivrait une « leçon de démocratie ». Le terme « leçon » n’est peut-être pas le plus approprié, car il induit l’idée de « faire la leçon » alors que ni Lincoln, ni Munich - tous deux coécrits avec le dramaturge Tony Kushner - ne tombent dans l’écueil du film « à message » moraliste (où le dit « message », non content d’avancer à vue avec ces gros sabots, phagocyte tout le reste). Munich reste avant tout un drame - Spielberg y tient -, et l’angle d’attaque choisi, comme toujours chez lui, est l’empathie (« car on ne peut pas comprendre les motivations humaines sans elle »). Et force est de constater qu’il est assez culotté de prendre un tel groupe de tueurs, que l’on peut aussi qualifier de terroristes, par leur humanité. Cependant, jamais cette empathie ne se transforme en une tentative artificielle de provoquer la compassion lacrymale du spectateur (le grand problème du Spielberg des années 1990), ce qui atteste d’un réel progrès du cinéaste.
C’est donc, semble t-il, tout l’intérêt de l’association Spielberg-Kushner : être capables de parler à leur époque avec une intelligence et une pédagogie rares, mais sans sacrifier, sur cet autel « documentaire » (qui n’est jamais froid), le regard humain du cinéaste ne prenant jamais ses personnages pour des rats de laboratoires. L’empathie, qui tout au long de sa carrière a guidé ses choix de mise en scène, du plus sublime au plus atroce - pour les souffrances communiquées -, demeure donc chez Spielberg, y compris au risque de répéter la mécanique du suspens là où elle peut sembler problématique. Mais il lui adjoint dans ses films écrits avec Kushner un certain recul. Le cinéaste tendant ainsi un peu plus vers un point d’équilibre entre compréhension des processus historiques par l’intellect, et des humains pris dans ceux-ci par l’identification.
(1) Si je me permets cette analogie forcée, c’est parce que Spielberg précise bien dans les commentaires du DVD qu’il a choisi Eric Bana pour interpréter Avner après l’avoir vu dans Hulk, où l’acteur exprimait ce mélange de force et de peur qu’il voulait pour le personnage.