Il me semble que Sergeï Loznitsa est davantage connu pour ses travaux documentaires, notamment les très hypnotisants "Le Procès" et "Funérailles d'État" explorant la Russie de l'époque soviétique sous un angle très particulier, dans une mise en scène très originale. C'est en tous cas sur ce terrain-là que je le préfère et que je trouve son style le plus pertinent. Mais en abordant la composante fictionnelle de sa filmographie, il se dégage quelques prédispositions, quelques marques de son style, qui éclairent le versant non-fictionnel et qui pourrait expliquer au moins en partie les quelques réticences que j'avais éprouvées. Ces limitations me paraissent en tous cas plus saillantes dans "My Joy" qu'elles ne l'étaient dans "Dans la brume", une autre de ses réalisations de fiction qui sortira deux ans plus tard en 2012.
Je décrirais ces limitations éventuellement comme un certain excès de confiance dans le dispositif très singulier déployé pour raconter son histoire. L'idée en soi n'est pas à disqualifier d'office, c'est davantage la façon avec laquelle elle est appuyée qui pose problème : en partant du trajet d'une conducteur de camion s'égarant dans des territoires russes quelque peu inhospitaliers, Loznitsa dérive rapidement pour faire dialoguer plusieurs époques, à mesure que des fragments du passé jaillissent soudainement, sans véritable raison. Plusieurs personnages secondaires sont là pour opposer au héros d'autres imaginaires que le sien : des policiers corrompus, un vieux vétéran, une très jeune prostituée... Toutes les facettes explorées par "My Joy" sont assez peu reluisantes, avec même quelques détours par des souvenirs particulièrement violents. Le message asséné lourdement sur l'état délabré de la Russie post-communiste peine à se défaire de l'emprise de cette parabole nihiliste, qui plombe un peu le film par son côté froid et théorique. Mais sa structure reste néanmoins très intéressante, dans l'agrégation de souvenirs, de récits, d'idées, au risque de nous perdre dans toutes ses bifurcations décousues.