J'avais posté l'article suivant, à l'époque - ça peut être repris ici :
En allant voir le dernier Araki, je m'attendais à être troublé.
Je n'y ai rien appris que je ne savais déjà, ni sur moi, ni sur les sujets dont il traite. Enfin... Si.
Il y a loin des savoirs théoriques aux existences. Araki ne démontre pas. Il déroule les bobines de ce qu'il faut bien appeler des destins : deux trajets de vie que tient serré dans son noeud le fil d'un ancien événement.
La fin du film ne révèle rien qui ne fut annoncé au commencement, sinon tel ou tel détail. Ceux, rares, qui ont pu reprocher au réalisateur la mauvaise gestion de son suspense se trompent de cible. A très vite savoir ce qu'il en fut il y a dix ans, il est d'autant plus pénible de suivre l'engluement des deux personnages dans une histoire qui leur a été, à un moment donné, volée - Neil (Joseph Gordon-Levitt), coeur-charpie, se prostitue pour retrouver une place définitivement celée dans un passé sans ouverture ; Brian (Brady Corbet), coeur-étouffé, se débat pour recoudre les bords d'une faille dans sa mémoire.
Comme souvent dans le cinéma américain, les pères sont absents - et les pères de substitution, des ogres, amateurs de cette chair si fraîche qui se cache au cœur des jeunes garçons. Le monde autour, tourne normal - sinon pour certaine Avalyn (Mary Linn Rajskub), elle aussi en quête de souvenirs, et dont l'histoire s'éclaire, hors champ, par interférence avec le récit. Pour eux seuls, quelque chose s'est arrêté, qui forge un destin - un attracteur autour duquel une vie s'organise et vers lequel elle finit, nécessairement, par converger.
Aucune démonstration n'est nécessaire, aucun jugement n'est jamais porté. L'éthique qui sous-tend le film se passe de cette rhétorique plate et sans âme qui, dans trop de productions d'outre-atlantique, donne tout au plus l'envie de la contredire. Mais il est difficile de contredire un fait. Et c'est presqu'impossible lorsqu'il est soutenu par le lien que sait créer Araki entre son spectateur et des personnages incarnés par des acteurs impressionnants de justesse. Rien de divertissant, aucun suspense - mais qui, ici, peut donc bien réclamer du suspense ? -, et un malaise grandissant au fur et à mesure des scènes ; j'ai dû regarder ma montre deux ou trois fois, non par ennui, mais parce que j'aurais voulu être ailleurs, ne pas contempler, jusqu'au bout, le décours d'un échouage attendu, refuser de saisir la profondeur de l'enlisement des vies.
Je m'attendais à être troublé. Je l'ai été. Moins par les images ou certaines évocations que par ce qu'il faut bien appeler, sans aucune métaphysique, une figure du mal : la ruine apportée dans la vie des hommes. Mal sans démon – car, s'il est sans ambiguïté, le rôle du Coach est aussi sans méchanceté : jouet du désir, comme le sont (presque tous) les clients de Neil, comme l'est sa mère. Les responsabilités (et, dans un registre qui n'est pas celui du film, les culpabilités) sont claires, mais il ne faudrait pas chercher le méchant et les gentils. Loin de tout dualisme moral ou moralisant, ce sont les victimes qu'Araki montre. La place du coupable est vide : plus qu'hors champ, hors propos. En temps ordinaire, les victimes ne sont jamais que le double d'un coupable. Leur anonymat nous dispense le plus souvent d'en faire réellement cas, sinon d'espèce. C'est la traque du coupable, parfaitement identifié, lui, qui retient notre attention, et dans la haine que nous lui portons, nous ne vengeons guère que nous-mêmes ; des victimes, nous n'avons que faire. Et c'est cela, surtout, qui, à mon sens, fait de Mysterious skin un film réellement dérangeant : aucune catharsis ne nous est proposée, aucune némésis. Mais aucune ambiguïté non plus : la ruine est réelle, subtile, différente selon les individus, mais indéniable, indépassable peut-être.
Ici, les anges n'ont pas trouvé lieu pour leur élévation. Ailes brisées, et trop, trop tôt, d'un monde d'adulte dans des vies qui ne pouvaient le contenir. Difficile alors d'indiquer ce que traduisent les dernières images : ouverture ou ultime enfermement ? Rien de simple en tout cas, et rien d'angélique. Le Paradis a été perdu, définitivement. Ce qui suit sera à reconstruire, si possible, mais nécessairement dans la douleur, qui est le lot que porte en elle toute terre maudite.