Pour qui connait un peu l’univers de Greg Araki, les couleurs acidulées qui ouvrent son film ne sont guère surprenantes : elles renvoient à cet univers adolescent et kitsch qu’il a l’habitude de déployer, et pour lequel l’adhésion est soit totale, soit aussi radical le rejet. Pourtant, le vocabulaire de l’enfance, d’une culture queer et d’une naïveté assumée tranchent ici assez vite avec le véritable propos.
Présenté rapidement comme une enquête, le récit s’organise autour de béances fondamentales, de vortex à partir desquels un certain nombre de fausses pistes vont surgir. Soucoupes volantes et histoire d’amour, idéalisation de l’enfance, résilience ou amnésie s’entremêlent dans une narration qui gère avec un véritable talent les ellipses narratives et passe de l’enfance à l’adolescence tout en maintenant le spectateur rivé à ces consciences brouillées, saturées d’indicible et contraintes de ménager avec ses zones d’ombre et ses mensonges.
C’est là la grande réussite de Mysterious Skin : l’authenticité des points de vue choisis. En doublant les rôles des traumatisés, Araki offre deux voies possibles : celui qui croyait au fiel, celui qui n’y croyait pas au point de l’occulter. Deux trajectoires qui se rejoingent sur un point, celle du constat terrible des dégâts commis par l’acte originel.
Il est facile de choquer lorsqu’on traite de la pédophilie, et Mysterious Skin est un film particulièrement difficile, mais précisément là où on ne l’attend pas. Certes, il ne s’embarrasse pas de métaphores pour évoquer la sexualité la plus avilissante, qu’il s’agisse du viol ou de la prostitution, mais il opte en un même mouvement pour une esthétique de la pudeur. Sans cesse sur le fil, il parvient à ne jamais quitter les points de vue des protagonistes, l’un dans la provoc blessée, pensant racheter sa souillure en la perpétrant, l’autre dans le transfert sur l’irrationnel et l’ufologie. L’identification est d’une certaine façon impossible, tant les personnages semblent brisés, mais c’est précisément cette inadéquation avec notre sens des valeurs, aussi libertaire soit-il, qui rend possible l’émergence de l’indignation : non pas une révolte de principe, mais la tristesse face à cette authentique incarnation de la brisure.
Greg Araki a toujours su jouer du décalage, le plus souvent au profit d’une provocation ostentatoire et délirante. On constate avec enthousiasme que ce regard clivé peut être mis au service de l’émotion. Généralement, le viol constitue l’apogée émotionnel après lequel surgit la vengeance (comme dans Delivrance, par exemple) ou vers lequel converge un travail de mémoire (comme dans le très oubliable Prince des Marées). Ici, le regard des adultes est inexistant, ce qui est à la fois la force du film dans sa tonalité et le gage de l’extrême fragilité des personnages. (On remarque d’ailleurs que « maman » est le premier mot de Neil après son « second viol », et que Brian s’en prend d’abord à son père, qui lui dit ne rien pouvoir faire pour lui.). Dans cette empathie avec eux, le réalisateur parvient à retranscrire leur langage, leur comportement, et nous rendre conscient face à leur singularité des dommages causés.
Le monde raisonné et stable n’existe pas : l’adulte criminel a tout faussé, détruisant toute possibilité de retour à la normale. C’est en cela que le dénouement est frappant : ce n’est pas une délivrance, ce n’est pas un accomplissement : c’est le face à face avec la vérité d’un monde sans Dieu, où l’adulte est un barbare.
(7.5/10)