Aux 5h30 de cette version restaurée par le BFI en 2016 (en attendant la nouvelle restauration de 6h30 promise par la Cinémathèque française depuis de nombreuses années), on a envie d'y répondre par un assentiment bref et concis. À cette épopée monumentale autant sur le plan de la forme que dans sa dimension démesurément hagiographique, la sobriété et l'humilité en contraste total avec le gigantisme du projet d'Abel Gance s'imposent d'elles-mêmes. Il faudrait sans doute des heures de recherche et des pages de synthèse pour parvenir à recontextualiser cette œuvre pharaonique dans son contexte historique, à une époque où la célébration du patriotisme avait une dimension très différente, quand bien même elle serait exécutée avec une telle incandescence, une telle fougue, une telle vigueur, en insistant sur des éléments fondateurs de l'histoire moderne comme la Déclaration des Droits de l’Homme ou la République. Gance martèle ses symboles comme un ferronnier son métal : techniquement c'est impressionnant, mais il ne faut pas nécessairement venir y chercher de la dentelle.
Napoléon se ressent comme la réponse à une autre fresque phénoménale de 12 ans son aînée, outre-Atlantique : c'est d'ailleurs précisément en voyant l'œuvre de Griffith Naissance d'une nation que Gance trouva l'audace de s'attaquer à un morceau aussi costaud de l'histoire de France. On retrouve à ce titre une très belle continuité dans la forme et dans la narration des deux colosses, même si l'excroissance mégalomaniaque du côté français se situe beaucoup plus près de la fin de l'âge d'or du cinéma muet — ce qui nuira considérablement à l'export du film, les moyens nécessaires à la traduction n'ayant pas été trouvés au terme d'une production gargantuesque digne d'un Cimino chez United Artists (20 millions de francs à l'époque). On y retrouve à ce titre d'autres dénominateurs communs, comme une équivocité idéologique autour de la fierté nationaliste ainsi qu'un aspect d'abécédaire républicain.
S'il reprend certains codes du cinéma russe en termes de montage, avec de nombreuses séquences arborant une fréquence de plans à rendre épileptique un Eisenstein, il fait également preuve d'un avant-gardisme sidérant sur de nombreux autres tableaux. Difficile d'établir une hiérarchie... Mobilité incroyable de la caméra avec l'invention avant l'heure de la steadycam (on est en 1927 bon sang, l'année de Metropolis pourtant déjà bien novateur !), lui permettant de filmer avec un dynamisme renversant des batailles de boules de neige à l'école militaire comme des embardées à cheval sur un terrain militaire ou à la campagne. Triptyque panoramique à l'aide d'un dispositif non moins avant-gardiste conférant aux 20 dernières minutes consacrées à la campagne d'Italie un parfum de climax dionysiaque, une orgie visuelle qui varie les plans, les tons, les filtres et les rythmes pour un bouquet final anthologique. Mais aussi la reprise de la technique française plus classique, avec une utilisation à la fois appuyée et sporadique de surimpressions et de symbolismes (qui feront revenir les fantômes de la Révolution aux yeux de Napoléon, alors seul à la Convention : Danton fulminant, Robespierre derrière ses lunettes noires, Marat et Saint-Just). Et que dire du siège de Toulon... Seule la partie consacrée aux sentiments, lorsque Napoléon fait la cour à Joséphine, est un peu faiblarde : on ne sent pas Gance tout à fait à l'aise dans ce romantique-là. Bien moins que le romantisme du grand général contemplant l'horizon seul depuis la côte corse en tous cas.
Et dire que Gance souhaitait poursuivre cette épopée, au-delà de ce qui était censé constituer seulement le premier volet d'un monument en six épisodes...
Des photogrammes en folie par ici : http://je-mattarde.com/index.php?post/Napoleon-de-Abel-Gance-1927