Angle mort
Il en est des personnages historiques comme des pièces de théâtre patrimoniales : à chaque fois qu’un metteur en scène s’y attaque, il se doit de livrer sa lecture, et prend soin, avec plus ou moins...
le 26 nov. 2023
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À tout le moins est-il pertinent que Sir Ridley Scott débute son film par une décapitation ; mais ne nous y trompons pas, c’est bien de celle du personnage titulaire dont il s’agit, et non de la reine Marie-Antoinette – Sofia Coppola s’était charge d’elle avant lui. De manière générale, d’ailleurs, je tiens à préciser que la cohérence n’est pas la moindre des vertus du réalisateur anglais de 87 ans (!) : il est et a toujours été un iconoclaste. De nombreuses voix se sont élevées pour comparer défavorablement son dernier opus en date a son tout premier, Les Duellistes, mais n’oublions pas que notre grand ministre de la Police, Fouché, y était dépeint comme un fonctionnaire dépassé plutôt que comme le génie des intrigues cher à Stefan Zweig !
Sir Ridley se méfie des figures d’autorité, cela se retrouve dans toute sa filmographie, depuis la Corporation Weyland (impersonnelle dans Alien, personnifiée par Guy Pearce grimé en Père Foura dans Prometheus) jusqu’aux figures de Commedia dell’Arte de The House of Gucci en passant par les têtes couronnées de Kingdom of Heaven et Robin des Bois. De même, d’aucun ont cru voir en son Napoléon un pamphlet anti-bonapartiste voire anti-français, mais a ceux-ci je rappellerais que son duc de Wellington campé par Rupert Everett semble tout droit calque sur sa version made in Stephen Fry de Blackadder, aux antipodes des flegmatiques Christopher Plummer et Hugh Fraser de Waterloo et Sharpe, et que le tsar Alexandre et le kaiser François n’y sont guère mieux traités !
Dans le cas particulier de Napoléon Bonaparte, le cinéma anglo-saxon a d’ailleurs une longue tradition d’irrévérence à son égard, dans la droite lignée des caricatures de James Gillray, visibles à plusieurs reprises dans le film : le petit corse colérique et traine-sabre du caricaturiste anglais est à l’origine de la performance de Ian Holm dans Bandits, Bandits et d’Alain Chabat dans La Nuit au Musée. Bref, on peut en contester la véracité et la pertinence, mais le personnage veule et puéril à présent campé par Joaquin Phoenix ne sort pas de nulle part, eu égard à la carrière du réalisateur comme à la vision anglo-saxonne du personnage.
Ce qui est inédit, en revanche, c’est d’arriver à extirper toute, absolument toute dimension épique a la carrière du général devenu consul puis empereur. Nous savions tous, avant-même la bande-annonce inventant le fameux tir de canon sur la Grande Pyramide et exagérant le mythe de la glace s’effondrant sous les soldats coalises d’Austerlitz, que l’Histoire serait maltraitée – mais au moins espérions-nous de beaux enfants, pour reprendre la célèbre formule d’Alexandre Dumas (dont le père, quotas obligent, se retrouve à toutes les sauces dans le film, soit dit en passant !). Mais ce n’est pas à un accouchement auquel nous assistons avec de Napoléon, même dans la douleur : c’est une éviscération.
Condenser « le souffle le plus puissant qui ait jamais agité l’argile humaine » en moins de trois heures était mission impossible sans une colonne vertébrale, un thème, une ligne directrice autre qu’une bête « vie de Napoléon ». Je ne suis pas certain qu’axer le film autour de la relation entre l’intéressé et sa première épouse Joséphine était le meilleur moyen d’y parvenir ; le film lui-même ne semble pas y croire, qui ne donne rien de bien consistant à l’impératrice si ce n’est du faussement sexy (Ridley Scott est décidément incapable d’instiller de l’érotisme a ses films). Une œuvre « woke » n’aurait pas hésité a faire de Joséphine le véritable cerveau des conquêtes et reformes de son mari ; au moins cela nous est-il épargné, mais au prix d’un singulier manque de vie.
Tout reste en surface dans ce Napoléon, et trahit un manque de profondeur et d’envergure criant. Moins vindicatif que son metteur en scène coutumier du fait (voir ses interventions pré-Blade Runner 2049 et post-Le Dernier Duel), Joaquin Phoenix a eu du mal à cacher son manque de contrôle sur le personnage, qui se ressent dans son interprétation finalement assez timide. On regrette qu’il n’ait pas dispose d’une « bible », d’une source bien définie sur laquelle se baser, comme Daniel Day-Lewis avec le Lincoln de Doris Kearns Goodwin ou même, oserais-je, Christian Clavier avec le Napoléon de Max Gallo.
Parlons-en, justement, de l’adaptation qu’en avait fait France 2 en 2003. Je lui avais taillé un costard sur ce site voici quelques années, mais la comparaison avec le film de Scott remet les pendules à l’heure, je dois dire. Pour paraphraser Edouard Baer et Martin Fourcade, Gallo et les scénaristes de France Télévision avaient compris que Napoléon c’est aussi une suite de rencontres ; un parcours émaillé de personnalités guère moins colorées et fascinantes que la sienne, depuis le fougueux Murat jusqu’aux machiavéliques Fouché et Talleyrand, « le vice au bras du crime ». La chaine publique ne s’y était pas trompée en cassant la tirelire pour l’occasion, les Depardieu, Malkovich et autres Toby Stephens venant tirer Christian Clavier vers le haut. Rien de tel pour Phoenix, bien seul en compagnie de « character actors » qui font le boulot mais n’ont rien à se mettre sous la dent.
Autre point à l’avantage de France 2, et je n’en reviens toujours pas d’avoir à l’écrire : les scènes de combat. Avec pas même un dixième du budget alloué à Scott, ils avaient réussi à retranscrire l’esprit de chaque bataille : le dégagement du flanc droit à Austerlitz pour attirer les austro-russes dans le piège, la tempête de neige d’Eylau, les charges intempestives de Waterloo. On n’atteignait évidemment pas les sommets des films de Serguei Bondartchouk, mais l’on pouvait au moins se faire une idée des mouvements de troupes et de la stratégie de l’Empereur. Ridley Scott n’en a cure, il l’a clairement fait comprendre ; ses batailles sont médiévales dans leur violence brute et leur absence totale de raffinement, comme dans Gladiator et Kingdom of Heaven. Cela aurait pu marcher s’il s’agissait d’immersion, comme dans le roman Le Hussard d’Arturo Perez-Reverte, mais le rôle de Napoléon est complètement occulté. Une fois encore, il semble spectateur plus qu’acteur.
Savez-vous quel film, autrement plus maltraité par la critique, avait beaucoup mieux su donner vie à un personnage a la fois historique et légendaire ? Il s’appelle Exodus : Gods and Kings et il a été réalisé par un certain Ridley Scott. Malgré sa litanie de problèmes, il s’appuyait sur un duo d’acteurs de talent et jouait constamment sur leur opposition pour insuffler de la passion à l’écran, même lorsqu’ils n’y étaient pas réunis. Le couple Napoléon/Joséphine ne permet tout simplement pas cela, malgré tous les efforts de l’excellente Vanessa Kirby que je tiens à saluer. Peut-être un « Napoléon contre Alexandre 1er de Russie » aurait-il permis de reproduire pareille dynamique, le dirigeant corse ayant constamment recherché l’amitié et la légitimité auprès de celui en lequel il voyait son successeur en Europe. Encore une occasion manquée…
Bref, si je ne vois pas en le Napoléon de Ridley Scott le désastre déploré par une bonne partie de la presse et du public français, sans parler de ses meilleures ennemis les historiens, je n’en reste pas moins déçu par la morne plaine que nous a présenté un réalisateur habitué des hauts et des bas, les seconds ayant décidément tendance à davantage peupler la seconde moitié de sa carrière que les premiers. Plutôt que de bombarder le grand œuvre de Kheops, il aurait mieux fait de ruminer les sages paroles de l’occupant d’une autre pyramide, celle de la Corporation Tyrell : « La lumière qui brille le plus est celle qui s’éteint le plus vite ». Peut-être y aurait-il vu une métaphore de sa propre carrière, et le point de départ d’un grand film qui n’aura jamais été.
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le 5 déc. 2023
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