A près de 85 ans, Frederick Wiseman, grand documentariste, crée l’événement avec son immense document consacré à la National Gallery. Ce n’est d’ailleurs pas un film SUR la National Gallery, mais plutôt, et ce n’est pas un détail, DANS la National Gallery. Wiseman nous invite, nous propose une longue promenade dans un lieu qu’il aime, un espace sacré où il nous installe au plus près des acteurs, en toute intimité.
Il n’y a de fait (à l’exception des choix de montage, évidemment essentiels) aucune marque extérieure dans la façon dont se présente le récit – pas de commentaire, pas de voix off, pas d’analyse critique après coup, pas d’ellipses, pas de ruptures narratives, tous les événements, les présentations de peintres ou d’œuvres comme les conseils d’administration sont présentés à travers de longs (longs …) fragments, sans aucune coupure, dans leur intégrité. Nous sommes bien, nous spectateurs, immergés dans le lieu et au plus près des acteurs. Le risque, évident, est de l’ordre de la durée, d’autant plus que plusieurs séquences supposent une attention soutenue. Trois heures pour un film documentaire, ce n’est pas forcément raisonnable (et cela suppose un siège confortable …). Mais Frederick Wiseman aime la National Gallery, il ne s’agit donc pas d’être raisonnable.
A partir de cette option initiale, tenue jusqu’au bout, l’organisation retenue, la construction du film, vaut par un double montage d’une grande finesse :
• Pour le choix des œuvres d’art et des artistes – la découverte, parfois de façon presque subliminale, de dizaines d’œuvres essentielles s’attarde régulièrement et sous la forme d’échos permanents sur des œuvres et des peintres phares, présentés sous des angles souvent différents : Léonard de Vinci et la Vierge aux rochers en premier lieu, Turner évidemment, toujours au centre (notamment à travers l’expo événement de sa rencontre avec Claude Lorrain), Stubbs et un cheval cabré, Rembrandt, Velasquez, Caravage, Poussin, Titien. Comme un fil rouge.
• A un second niveau, le documentaire se déplace constamment, en reprenant là encore régulièrement le fil, entre les différents acteurs à l’œuvre dans le musée : les conservateurs, historiens de l’art, experts, conférenciers, guides tentant d’expliciter les œuvres, mais aussi les restaurateurs, artisans et artistes essentiels (partie importante du film, avec un spécialiste remarquable, au discours passionnant et difficile), mais aussi les encadreurs, véritables sculpteurs sur bois, travaillant sur les cadres d’origine, et encore, dans un registre très différent, les responsables administratifs, réunis en conseil pour aborder les questions incontournables de finances, de budget et de communication.
Et ce n’est pas tout : on découvrira également d’autres artistes, musiciens improvisant sur les oeuvres et danseurs de l’opéra (la longue chorégraphie projetée devant des œuvres très belles et très sensuelles de Titien annonçant la fin du film), des espaces étonnants comme la salle réservée au dessin de nus avec modèles vivants, des étudiants copistes et toutes les petites mains qui font vivre le musée – gardiens, personnels d’entretien (et le reflet des toiles sur le sol nettoyé, brillant offre même un très beau reflet des toiles, presque impressionniste).
Et le public évidemment – filmé au plus près, individualisé, à travers de nombreux et longs gros plans immobiles qui pourraient presque passer pour la déclinaison contemporaine, l’écho des nombreux portraits des siècles achevés qui défilent sous nos yeux et qu’ils contemplent.
Le film pose, mais incidemment, de vraies questions sur la démocratisation de l’art : le recours à un sponsor populaire (en l’occurrence le jumelage avec l’organisation du marathon de Londres s’achevant à Trafalgar Square, juste devant la National Gallery), source d’oppositions feutrées mais marquées entre décideurs– avec en arrière-plan une grande question : il ne suffit pas d’entraîner les gens ou les enfants au musée pour que la culture se pose miraculeusement sur eux …
Et de fait nombre de conférences, d’interventions d’experts conservent un côté extrêmement élitiste. L’espace même, que l’on découvre aussi lorsque le public est parti, à travers ses longues galeries désertes, à la beauté classique et parfaitement symétriques, à travers ses extérieurs et sa situation grandiose sur une des plus belles places londoniennes, renvoie à un ressenti très aristocratique. Or l’ouverture de la National Gallery, situation quasi unique, est totalement gratuite pour tous les visiteurs. Toutes ces questions transparaissent dans ces longues réunions qui ne sont pas seulement techniques.
Et les toiles ?
La finalité du film, on l’a bien compris, n’est pas pédagogique – ou pas de façon primordiale. On n’est pas dans un exercice à la manière de Palettes. Cela dit, la présentation des conférences, souvent in extenso, offre des aperçus passionnants sur des œuvres essentielles : les Ambassadeurs de Holbein et son énigme sidérante, l’assassinat de Saint-Pierre de Bellini avec les bûcherons continuant à travailler en arrière-plan (mise en relation avec la Chute d’Icare de Breughel), la découverte grâce aux rayons X d’une seconde toile sous un portrait équestre de Rembrandt, les incroyables essais anatomiques (technologiques et gores) concoctés par Stubbs pour peindre un cheval cabré…
D’autres conférences sont plus confuses, davantage réservées à des spécialistes, parfois trop générales, peut-être pas loin de l’imposture – comme l’expert « improvisant » une intervention pour le moins absconse sur Turner, l’eau et la métaphore …
En contrepoint, l’humour, certes discret, crée aussi une distance bien venue – sur l’évocation des Dix commandements (une bonne et une mauvaise nouvelle – « on a gardé l’adultère »), sur l’évocation des mécènes et des collectionneurs (le portrait du duc d’Orléans).
Cette distance est d’autant plus intéressante qu’elle permet d’attirer l’attention sur l’essentiel qui se tient, sans doute, dans ces parages : la première citation des œuvres, au tout début du film présentait une série de questions accompagnant diverses grandes toiles, avec réponses différées (et qui ne viendront évidemment jamais). Car toutes les interventions, de l’aveu même des conférenciers, ne sont qu’essais, tâtonnements, constructions très hésitantes (les découvertes « essentielles » présentées par l’expert sur la « Vierge aux rochers » sont pour le moins très modestes). Tous admettent que l’essentiel, le sens profond, l’intention, restent inaccessibles. L’artiste et l’œuvre, d’évidence, gardent et garderont leur mystère.
Et le film s’achève, de la plus belle des façons (et même de façon assez brutale) par une série de plans sur diverses œuvres, jusqu’à un autoportrait souriant, serein et hermétique de Rembrandt. A cet instant, sans aucun bruit parasite et sans autre transition, la lumière revient dans la salle.
P.S. : National Gallery est une invitation, une promenade qui ne demande qu’à être poursuivie. Le hasard (objectif ?) des dates propose la sortie, très prochaine, du film consacré par Mike Leigh (d’ailleurs présent, en passant, dans le film) à Turner – principal héros, déjà, omniprésent constamment dans National Gallery. Les échos cannois ne sont pas forcément excellents, mais les premières images, avec la silhouette pour le moins insolite de Timothy Spall, et tous les tableaux présents, sont pour le moins impressionnants. La promenade peut continuer du côté de la fiction. See you soon.