En 1981, un an après The Fog (et quelques années après son cultissime Halloween), John Carpenter commence à sérieusement maîtriser le genre du thriller « à ambiance », travaillant des rythmes lents où l’action se fait rare au profit d’une atmosphère sous haute tension. Une trajectoire qui le mènera, un an après Escape From New York, à son chef-d’œuvre horrifique The Thing, ainsi qu’à la fin des années 80 à des films d’action plus décomplexés tels qu’Invasion Los Angeles.
Escape From New York est un peu au croisement de ces deux tendances : d’un côté, le scénario d’action simplissime mais enrobé de sous-texte politique d’un Invasion Los Angeles ; de l’autre, l’ambiance nocturne, à la fois calme et inquiétante, à la lisière du post-apocalyptique, sur lequel un The Fog reposait entièrement. Pur produit du cinéma des années 80, Escape From New York est donc une sorte d’OVNI entre film d’exploitation et blockbuster d’action, comme si le Mad Max de Miller avait atterri dans l’univers décrépit de Carpenter.
L’efficacité d’Escape From New York tient à son respect des trois unités : unité d’action (un prisonnier, ancien combattant, a pour « simple » mission de sauver le président en échange de sa liberté), unité de lieu (l’île de Manhattan, dont l’espace est circonscrit par des remparts), unité de temps (une montre affichant le compte à rebours des 22h imparties au héros pour atteindre son objectif, sans quoi il mourra). La narration est limpide, sans retournements de situation inutiles, avec une progression linéaire assez classique mais qui fonctionne (adaptation à l’environnement, rencontre avec de nouveaux alliés, localisation de la cible, course-poursuite et affrontement avec le « big boss » des antagonistes, triomphe sur le gong à la seconde près). Un scénario de série-b comme Carpenter aime à les mettre en scène, avec la patte artistique, les touches de fantastique et de satire qu’on lui connaît.
En revoyant le film en 2020, certains éléments de la dystopie « futuriste » imaginée par Carpenter font étonnamment écho à notre contexte actuel : cette île de Manhattan encerclée par un mur de quinze mètres de haut, devenue une véritable prison pour les bandits, certes, mais aussi pour le petit peuple, les marginalisés et les discriminés, a tout de l’Amérique de Trump telle qu’on pourrait l’imaginer si ses désirs les plus extrêmes avaient été mis en application, en imaginant le pire. Lors du détournement de l’avion du président, la pilote appelle à la révolution « au nom des travailleurs et de tous les opprimés de ce pays impérialiste, [pour porter] un coup fatal à l’État policier et raciste ». Avec les récents incidents survenus aux États-Unis comme en France, les manifestations toujours plus nombreuses contre les violences policières et le racisme, il y a de quoi esquisser un sourire mêlé de gêne.
Néanmoins, l’intérêt d’Escape From New York est ailleurs, même si cet arrière-plan socio-politique apporte indéniablement une saveur particulière. C’est avant tout l’ambiance visuelle et sonore du film qui fait sa force. Comme dans tout futur sorti de l’imaginaire des années 80, la technologie s’accompagne de gros boutons qui clignotent, d’écrans-radars tout pixelisés ; les armes sont sophistiquées, les pantalons moulants ; les biceps sont de sortie pour les messieurs, les décolletés pour les dames ; on fume des cigarettes avec un regard menaçant et on parle avec une voix bien grave, parce que ça fait viril. Puis les rues sont sales, les carcasses de voitures obstruent les routes, les ponts sont jonchés de mines, le dernier chauffeur de Taxi est à moitié alcoolique (ou en tout cas bien lunaire) et les bandits ressemblent à des sortes de motards punks qui s’égosillent devant des combats de catch improvisés. C’est la jungle, la décadence, la dépravation, et pourtant, tout ce que ce petit monde recherche : c’est la liberté. Parce qu’à y réfléchir, les motivations du « Duke » ne sont pas foncièrement mauvaises : séquestrer le président pour l’utiliser comme rançon afin de libérer sa communauté. En face, notre héros envoyé de force par la police fédérale est bien moins légitime… Mais il faut le comprendre : rouler dans une Cadillac sertie de chandeliers sur le capot et d’une boule à facettes qui pendouille au rétroviseur, ça mérite la mort et rien d’autre.
À côté de ce décorum un peu kitsch (bien qu’habituel chez Carpenter), qui occupe surtout la deuxième moitié du film, les trois premiers quarts d’heure travaillent une tout autre ambiance. Le rythme est lent, l’action quasi inexistante, l’attente se prolonge et la tension s’accentue, à mesure que Snake Plissken explore les ruelles dévastées de ce New York morbide. Sur les pulsations irrésistibles du score de Carpenter et Howarth, notre héros, plus « badass » que Stallone et Schwarzy réunis, déambule dans tous les sens tel un pantin désarticulé, voûté, fusil à la main, guettant le danger à chaque coin de rue. Rien, pas une âme à l’horizon, jusqu’au surgissement des « Dingues », meute folle de misérables vêtus de haillons avec un côté « cannibales zombiesques » qui nous rappelle que l’on est chez Carpenter, et que la frontière avec le fantastique n’est jamais loin.
Escape From New York est addictif, grisant. En à peine une heure et demie, John Carpenter nous fait entrevoir un univers riche, haut en couleurs et macabre à la fois, sans pour autant nous abreuver d’informations inutiles ou de détails gratuits. Grâce à la mobilité de sa caméra, qui filme le héros de face, de dos, qui accompagne ses coups d’œil et nous immerge dans un cadre spatio-temporel palpable, à notre échelle, ce New York uchronique sonne avec justesse et cohérence. Donald Pleasance, Lee Van Cleef ou encore Harry Dean Stanton – qui ont l’air de bien s’amuser – semblent avoir toujours été là, et Kurt Russell est évidemment comme un poisson dans l’eau. Si l’écriture n’est pas parfaite, que certaines scènes (notamment d’action) manquent parfois de cohérence et d’intensité, difficile de bouder son plaisir devant une œuvre aussi bien menée, simple dans ses enjeux mais efficace dans sa réalisation, jusque dans ses finitions artistiques irréprochables et sa bande-son à tomber par terre.
Et puis Snake Plissken est quand même le héros dont s’inspira Hideo Kojima pour créer le personnage de Solid Snake, dans la saga Metal Gear Solid. Et rien que pour ça, on lui doit la révérence.
[Article à retrouver sur Le Mag du ciné]