Paparazzo criminale

Même si Louis Bloom / Jake Gyllenhaal n’appartient pas vraiment à la famille des paparazzi – si présente au cinéma, comme repoussoir, comme exutoire à nos tendances les plus glauques, les rats comme ils se surnomment eux-mêmes. Le terme aurait d’ailleurs été crée par Fellini, pour la Dolce Vita (Paparazzo, le compagnon photographe des partouzes molles de Mastroianni), mais le personnage était présent bien avant au cinéma, dès 1933 avec Picture Snatcher (Lloyd bacon).

Même si plusieurs scènes peuvent évoquer la curée autour d’une voiturée écrasée contre un pilier du pont de l’Alma, Louis Bloom ne s’intéresse pas aux aventures de la jet set – tout ce qui l’intéresse, c’est le scoop bien sanglant, le fait divers sordide.

… CHARLES TATUM, DELMAS …

Ce n’est pas non plus un journaliste, enfin pas vraiment. Ou alors dans le genre pigiste free lance, qui ressemble sans doute un peu à Charles Tatum, le journaliste sans scrupules du Gouffre des chimères (Wilder), et plus encore à Delmas / Pierre Grasset de Deux hommes dans Manhattan, modifiant une scène de suicide pour en faire des photos encore plus scabreuses, scandaleuses et vendeuses. Louis Bloom fraye bien dans ces eaux-là, mais avec une autre dimension.

Au reste la thématique de la presse à scandales, pourrie, de l’information choc et glauque, ou pire de l’information biaisée, truquée, de la manipulation a déjà largement été utilisée au cinéma, et on a pu reprocher à Night call de ne pas suffisamment développer cet aspect critique, pour en faire un film d’action basique, certes musclé, avec blessés ensanglantés et très abîmés, cadavres, coups de feu, poursuites trépidantes … Cette critique me semble très injuste.

… JORDAN BELFORT …

Le personnage de Louis Bloom évoque aussi le Loup de Wall Street, à un autre niveau certes, mais peut être encore plus – dans l’affirmation sans limites et par les voies les plus limites de l’individu face au système, dans le cynisme, dans l’assurance de sa propre force, dans la conquête « moderne » du pouvoir via internet, dans la théorisation (très virtuelle, conforme aux théories les plus récentes et les plus bidons, le management « pour les nuls »), dans la vulgarité extrême (la voiture plus que voyante), dans la façon de constituer une équipe qui s’impose. Il y a sans doute là un portrait assez dur de l’Amérique moderne – mais sans la distance de l’humour énorme (ici il est à la fois parcimonieux et exclusivement caustique), sans la dimension de la caricature qui favoriserait précisément cette mise à distance critique.

On risque dès lors de passer à une critique d’ordre moral, la recherche du choc et du scandale devenant par un transfert immédiat le moyen d’attirer au premier degré le spectateur : « le choc comme fin et non comme moyen » comme dans la très bonne critique de Cable Hogue :
http://www.senscritique.com/film/Night_Call/critique/41770836

Les choses sont sans doute encore plus complexes – car le positionnement du spectateur comme voyeur est explicitement revendiqué dans de réelles trouvailles de mise en scène – ainsi la découverte des cadavres directement sur l’écran de la caméra de Louis Bloom, le spectateur voyant le film se filmant.

… ALEX …

Il y a aussi quelque chose du personnage clé d’Orange mécanique dans le « journaliste » de Night call- - cette espèce de surenchère, de drogue (même si Louis Bloom est très sobre de ce point de vue, ce qui le rend encore plus glaçant), d'accoutumance et de toujours plus, de montée irréversible dans l’hyper violence. Ainsi, comme Orange mécanique, Night call est-il révélateur du lien étroit que les hommes ont pu tisser entre leur personnalité, leur force, leur intelligence et leur aptitude à commettre le mal. Et d’une certaine façon l’extrême stylisation chorégraphiée d’Orange mécanique (comme l’humour et la dérision du loup de Wall Street), la distance qu’ils imposent certes, mais peut-être aussi qui rend les événements plus jubilatoires n’est elle pas forcément plus de nature à provoquer le choc que le pseudo réalisme de Night call.

On peut aller encore plus loin. On a aussi pu reprocher au film l’absence d’évolution du personnage – immédiatement en mode monstrueux et psychopathique. Ce n’est pas faux, même si on ne peut pas nier qu’il se prenne de plus en plus au jeu de sa création, dans l’affirmation de plus en plus avérée de sa monstruosité, et de sa monstruosité de plus en plus maîtrisée.

Ce que l’on ne peut pas nier non plus – c’est que le film lui évolue, avec une progression fulgurante. Tout d’abord à travers la situation du personnage dans l’action : se faire une place dans la cohue des charognards, à côté d’eux ; puis arriver avant eux, réussir à se faufiler, à trouver une entrée non contrôlée, à aller chercher, dans le temps le plus réduit, l’image que les autres non pas ; puis arriver avant même la police, et mettre en scène la scène de mort, pour trouver la meilleure position, le meilleur angle, la meilleure lumière.

Et l’on sent bien à ce moment-là que Night call commence à ressembler à une véritable mise en abîme du cinéma : du cameraman presque clandestin, au cameraman à initiative, pour arriver au chef opérateur. Et la mise en scène accompagne cette évolution sidérante : longs plans fixes et très beaux sur la ville (sous la conduite de Robert Elswit, grand chef op), en alternance avec les plans sur Louis Bloom, mobiles le plus souvent, et de plus en plus accélérés. Et, arrivé à ce stade, Louis Bloom ne saurait se contenter du rôle de technicien.

Car il y a en réalité deux films dans Night call : un pseudo documentaire sur la condition du journaliste / photographe free lance (mais évidemment sans réalisme), … puis, brusquement, un thriller. Car il faut arriver effectivement avant tout le monde – et alors ne plus seulement enregistrer mais s’insérer dans la scène de crime, et ce faisant en modifier le récit, en réécrire le scénario, en l’adaptant. Pour y parvenir, prendre le maximum de risques, jusqu'à sa propre vie (alors celle des autres ...), tant on est sûr désormais de sa force, de son invulnérabilité. Puis, au sommet du raffinement, tout mettre en scène : les décors, les acteurs, l’action. Les morts. Et à ce moment-là la caméra de Louis Bloom est vraiment devenue une arme. Et enfin poser ses conditions aux producteurs (qui auront tout juste le droit de contrôler les voix off). Avant, sans doute, de devenir son propre producteur.

Night call est une mise en abîme du cinéma, et à travers cette mise en abîme une présentation symbolique assez terrifiante du monde et de l’homme.

… ANTON CHIGURH …

C’est peut-être du côté des frères Coen et de leur psychopathe glacial à la coupe de playmobil qu’il faut en fait se pencher.

D’abord à cause de l’extraordinaire composition de Jake Gyllenhaal : longue silhouette très amaigrie, visage émacié, blême, coiffure improbable et laquée, sourire assez récurrent mais toujours inquiétant, colères explosives mais immédiatement maîtrisées. Monstrueux. Enorme.

Comme Chigurh, ce personnage glaçant, sûr de sa force, constant, lancé sur rails et impossible à arrêter, est peut-être une image, à peine symbolique, de l’homme du futur.

Assez terrifiant.

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le 30 nov. 2014

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