Les passagers de la nuit.
Si d’emblée le sujet parait éloigné de l’épure narrative du cinéma de Kelly Reichardt, on constate très vite que Night moves est fait du même moule. Night moves c’est d’abord le nom de ce bateau, celui qui transporte autant le geste que son accomplissement. Et c’ est un film en trois mouvements, élaborant son récit autour de trois jeunes altermondialistes sur le point de faire sauter un barrage, en racontant méticuleusement les préparatifs, l’action puis ses répercussions, se focalisant essentiellement sur trois zones de suspense distinctes, symbolisant à elles-seules les trois grandes parties du récit : Acheter de l’engrais, Poser la bombe, garder le silence. C’est une suite de gestes où toute la mise en scène se résume en un minutieux découpage sans cérémonie, où la tension gicle de chaque plan, logée dans le moindre élément de décor. Lors de la fameuse nuit, c’est le bruit des eaux, ses clapotis, qui guident la bande-son.
Le récit s’articule sans jamais forcer quoi que ce soit, expliquer sa procédure ni appuyer certains éléments de scénario. Tout tient du présent. Pure alchimie sans concession avec son spectateur en qui la cinéaste fait une confiance aveugle. On entre ou pas dans sa respiration, à l’instar finalement de tous les films de Kelly Reichardt, depuis Old joy. La première partie, la plus longue, étirée, relâchée, n’est que mise en place sans rebond de l’action mais il faut longtemps pour que l’on discerne sa finalité. Le film nous familiarise avec le quotidien de Dena (Dakota Fanning) et Josh (Jesse Eisenberg), déjà plus ou moins associés dans leurs objectifs militants, avant de faire entrer un troisième personnage tardivement.
Dans ce premier jet couvrant la moitié du film, ce sont les dernières heures avant l’accomplissement du geste qui nous sont contées. L’achat de l’engrais est son grand et unique vrai climax de tension magnifiquement mis en image. Et tout se déroule majoritairement sous un silence bien pesant. Au centre, c’est le barrage. La nuit est tombée, le moment est venu. Le silence a envahit la vallée. Un autre silence, différent de celui de jour. Un silence nocturne couvrant toute cette séquence d’une précision d’orfèvre melvilien. Autant dans son exécution prévue et accomplie que dans le bref obstacle – une sale histoire de pneu crevé, là-haut sur la route sillonnant la colline surplombant les eaux – qui momentanément pouvait faire échouer le dispositif. La séquence n’est pas en temps réel mais on a l’impression qu’elle l’est. La cinéaste est très forte pour parvenir à dilater à ce point la temporalité interne. Et la tension qu’elle y injecte ajoute à la pleine réussite de l’entreprise.
La virée nocturne n’arrive à son terme qu’après un long plan fixe en voiture, cadrant des visages tendus, muets, où seules les respirations envahissent la bande son avant de s’atténuer et d’accueillir un léger bruit d’explosion hors champ puis après un contrôle de police sans imper, malgré les godasses pleine de boue de Josh et les premières crises de démangeaison de Dena. Une séquence de suspense en appendice, inattendue, d’une puissance rare.
Ce n’est que lors de mon second visionnage que j’y ai vraiment prêté attention : le corps de Dena la gratte déjà, dans cette voiture, l’inquiétude la gagne immédiatement le geste accompli tandis qu’elle semblait plutôt tranquille avant l’exécution du plan. Premières crises d’urticaire discrètes avant de plus grandes bien après, la maculant de plaques, l’embarquant vers des sommets d’angoisse insondable.
Le jour soudain supplantant la nuit agit autant comme vecteur libérateur qu’en tant que plongée inextricable dans une noirceur absolue. La nouvelle de la disparition d’un campeur fait disparaître les maigres satisfactions de réussite, sur lesquelles il ne faudrait pas trop compter sur Josh pour les célébrer tant il reste mutique et opaque jusqu’au bout. Son mutisme engagé se transforme d’ailleurs bientôt en dangereux silence. Et cet hermétisme permet justement de croire en ses brutales reconversions. C’est un homme d’action. Sans attachement. Sans émotion.
La réussite de la nuit se perd dans la peur du jour. Trois piliers organisés, parfaits adjoints qui ne sont plus du tout complémentaires, ne se parlent qu’au téléphone (le troisième homme disparaît entièrement du champ avant même le contrôle de police), ne sont faits plus que de crainte, de tremblement, sans aucun échange de regard après de mécaniques appels de phares, précédant une brutale et inévitable altercation dans un hammam.
Night moves est un thriller post-moderne sans esbroufe ni dispersion, comme l’était La dernière piste, son western. Le cinéma de Kelly Reichardt, bien qu’il cite aussi, est unique, fait de minuscules soubresauts, d’élans dramatiques minimalistes. Un cinéma qui appartient moins à la contemplation qu’à une implication hypnotique. Qu’on soit ici dans un désert indéfini, poussant des carrioles ou là dans l’Oregon, en plein attentat éco-terroriste. C’est un cinéma du mouvement d’une simplicité biblique et d’une subtilité ahurissante qui fait écho aux grands films de casse, d’évasion, de voyages, protocolaires et/ou fantastiques, citons pêle-mêle Le cercle rouge, Le trou, Le salaire de la peur. L’orchestration d’un Melville, la précision d’un Becker, le déploiement dramatique d’un Clouzot. Auxquels on pourrait ajouter Mann. Ultime cinéaste de la nuit. Oui, rien que ça. Night moves, film de la nuit. Film rêvé.