Ah, Paris. La Ville Lumière, destination romantique par excellence. Entre ses grandes tables et ses hôtels prestigieux s’exprime toute la fierté d’une histoire, et dans l’enceinte des bistrots environnants, son authenticité. Lieu de rêveries ou s’entremêlent tradition et modernité, carrefour du monde, et voilà qu’elle débarque, froide et taciturne, Ninotchka.
A l’orée de la guerre, dans un Paris désormais fantasmé, où tout est encore possible, une petite faction communiste fait son apparition dans un hôtel de prestige. L’objectif de la mission : vendre des bijoux ayant appartenu à une aristocrate russe. Dans le pur cliché qu’il est fait d’eux, les trois hommes ne peuvent se résoudre à loger dans un bâtiment aussi prestigieux, mais ils y sont pourtant contraints et, surtout, tentés. Le spectateur saisit alors rapidement la trame que suivra Ninotchka, surtout s’il connaît le cinéma de Lubitsch. Car, comme il le faisait dans L’Éventail de Lady Windermere où il se moquait de l’aristocratie, ou dans Sérénade à trois, où il remettait en question le manque d’authenticité de la société moderne, il vient, avec Ninotchka, apporter des éléments complémentaires, avec une sur-couche politique. En caricaturant au maximum ses personnages, Lubitsch semble opposer les deux visions principales du monde, avec d’un côté les communistes, et de l’autre, les capitalistes.
Mais cette opposition est illusoire, car elle vise surtout à faire converger les personnages au-delà des considérations politiques. Léon cherche à briser la glace avec cette beauté ténébreuse qui le séduit, elle résiste tant bien que mal à ses avances, et les trois compères soviétiques cèdent rapidement aux plaisirs de la vie parisienne. Bien qu’enfermés dans des certitudes nourries par les nombreux discours politiques qui leurs sont adressés, les différents personnages de Ninotchka conservent des aspirations tout à fait humaines, effaçant le masque idéologique qui les entravait alors. Ninotchka, comme toujours chez Lubitsch, vient donc mettre l’humain au premier plan, jouant avec les clichés, en les créant puis en les brisant, dans une démarche intelligente qui leur octroie un fond de vérité sans les rendre grotesques. On retrouve ici, également, cette vision d’une aristocratie déclinante et ridicule, matérialisée par le personnage superficiel de la grand duchesse Swana, et qui s’enracine dans le contexte économique et politique de la Russie d’alors, qui a renversé un système où l’aristocratie avait encore de nombreux droits. Ironie du sort, il faut se servir de la valeur de leurs biens pour parvenir à continuer à subsister.
L’idée est bien de montrer que l’attrait envers l’argent et la richesse reste une des faiblesses de l’humain, et que c’est dans le partage de cette faiblesse que l’on se retrouve tous, au-delà des couleurs politiques que l’on arbore. Et, surtout, alors que le nazisme a envahi l’Allemagne, que la guerre est imminente, que l’Europe est une véritable poudrière, Lubitsch réconcilie les peuples, fait fraterniser les voisins européens, comme dans une volonté de tenter d’apaiser les esprits alors que le chaos est à la porte de l’Europe. Cette comédie enjouée vient donc s’inscrire dans la prévoyance d’un terrible drame, lui conférant un aspect très mélancolique. Car au-delà de la relation apparemment impossible entre Ninotchka et Léon, qui accorde une certaine gravité à l’intrigue, il y a cette concorde difficile voire impossible, menacée par la pression des hautes strates du pouvoir, campant sur leurs positions, éloignant les peuples et approchant dangereusement de la rupture fatale. Comme un triste symbole, Paris, la ville cosmopolite, dont Lubitsch regrette déjà les grandes heures, la sérénité et la joie ambiantes, sera, plus tard, envahie par les nazis et soumise à leur dictature.
Lubitsch propose donc, ici, une nouvelle fois, de faire s’effondrer les façades. Comme très souvent chez le cinéaste, l’aristocratie en prend pour son grade, mais à la vue du contexte géopolitique de l’époque, Ninotchka expose un point de vue plus politique, parvenant à pointer du doigt l’influence des différentes doctrines idéologiques régissant le monde du début du XXe siècle sur les citoyens. Lubitsch franchit les barrières idéologiques, referme les fractures sociales, fait rire la beauté glaciale Greta Garbo, pour une nouvelle fois remettre l’humain en avant, et offrir un nouvel élan d’humanité. Une comédie savoureuse, purement lubitschienne, un beau moment d’allégresse et d’authenticité.