Que se passerait-il si les frères Coen se prenaient à mélanger la violence crue d'un Fargo avec la noirceur d'un Blood Simple ? Je ne sais pas pour vous, mais j'appellerait ça un chef d'oeuvre. Et c'est très exactement ce qu'est No Country for Old Men.
Texas, 1980. Tout commence par une chasse. Pas une chasse à l'homme, celle qui te sert à bouffer, ou, en l’occurrence qui devait servir à Llewelyn Moss à bouffer. Sauf que c'est un tout autre festin sur lequel il finit par tomber. Un massacre, au milieu de nulle part, au milieu d'une terre déserte couleur ocre. Aucun survivant mais une mallette remplie de flouze qui est censée lui assurer une retraite paisible pour lui et sa femme. Sauf que voilà, il fallait bien qu'un putain de psychopathe à la coupe de cheveux plus que douteuse (pas étonnant qu'il ait fini tueur en série) soit en chasse de ce butin, sinon le film aurait duré 20 minutes et aurait été bien moins intéressant. Et ainsi commença la chasse.
Un vieil adage dit que pour avoir un bon film, il faut un bon méchant. Ce qu'il ne dit pas en revanche, c'est qu'avec un excellent méchant, il y a de grandes chances d'avoir un excellent film. C'est le cas pour les frangins qui peignent le portrait d'un fou furieux, d'un ange de la mort, un tueur silencieux obsédé par la chasse et l'argent, dont la folie qui se lit dans ses yeux n'a d'égal que la froideur de la normalité de son physique, caractérisée par une coupe de cheveux aussi banale qu'horrible. Tout le personnage est merveilleusement bien capté dans l'ultime séquence du film, avec ce pied de nez scénaristique qui vient conclure à merveille le film.
Bien sûr Javier Bardem est immense dans le rôle, son visage n'étant qu'un masque 2 heures durant, mais outre son aspect physique, ce qui rend le personnage d'Anton Chigurh aussi effrayant est son obsession et sa volonté d'arriver à ses fins quel que soit le moyen. Ce qui fait de lui le chien de chasse parfait, le prédateur qui ne lâchera jamais rien.
A l'opposé, on retrouve la proie. Le chasseur chassé. La position de force que possède Llewelyn Moss au début du film, un fusil à la main, en position de prédateur, s'atténue et s'efface complètement même, à partir du moment où il découvre le massacre. Dès lors, il ne sera plus jamais considéré de la sorte, et son rôle de dominant se transforme en dominé et en position très inférieure de l'homme chassé. Un homme qui rêvait d'une nouvelle vie en trouvant ce butin, mais qui va vite voir la vie se retourner contre lui, comme une sorte de châtiment presque divin quand on considère le personnage de Chigurh, pour avoir cédé à l’appât du gain.
Et puis il y a le vieux chien de garde. Le flic un peu trop vieux pour ces conneries (ça se voit sur sa gueule ridée à merveille par le temps qui passe et par cette terre remplie d'âmes en peine qu'on appelle le Texas), accusant toujours un retard certain sur les deux autres, ramassant les cadavres les uns après les autres, s'obstinant à suivre une trainée de sang après l'autre. Il y a une sorte de fatalité qui se dégage de son regard au fur et à mesure qu'il comprend que cette époque qu'il vit est une belle saloperie, et, après tout, ils n'ont qu'à se foutre sur la gueule une bonne fois pour toute, ça ne l'empêchera pas de dormir.
Et il y a la froideur et la violence des frangins.
Il y a cet étouffement qui transpire chaque seconde du film, que l'on soit dans une chambre d'hôtel plongée dans le noir (séquence à ranger au panthéon) ou dans les plus grands espaces américains, couleur ocre, comme toujours, tous plus somptueux les uns que les autres. Il y a les yeux de Javier Bardem, tantôt inexpressif, tantôt agressif, mais quoi qu'il en soit, ils restent effrayants. Il y a la maîtrise du rythme du film, lent, avec des mouvements de caméras fluides, des plans presque contemplatifs par moment, mais jamais surfait. Il y a la photographie de Roger Deakins, qui travaille énormément les couleurs pour s'accoupler avec la noirceur du récit des Coen.
Et il y a cette trainée de sang, qui n'en finit plus.
L'oeuvre des frangins est, je trouve, très schizophrène et relativement pessimiste. Capables de faire rire avec des films qui frôlent le WTF à tout instant (The Big Lebowski, O'brother ou Burn After Reading), comme de livrer des opus sérieux, voire sombre et dérangeant (Blood Simple, Fargo, No Country for Old Men ou Inside Llewyn Davis), ils sont rarement passés à côté d'un film (oui je te regarde Ladykillers. Sache que je ne t'apprécie pas. Toi non plus Intolérable Cruauté, ne crois pas que je t'ai oublié (même si j'aimerais beaucoup)). Et pour une oeuvre comme No Country for Old Men, ils ont atteint une telle unité et une telle cohérence dans leur cinéma, que le résultat ne s'avère être, ni plus, ni moins que leur tout meilleur film à mes yeux. Peut-être même un des plus grands films des années 2000. Un monument.