-"Je veux monter un concert avec des femmes solistes.
- Oubliez c'est impossible"
Tel est le point de départ de No Land's Song. Jusqu'en 1979, les femmes jouissaient du droit de s'exprimer à travers la musique; elles étaient même encouragées à chanter et à se produire sur scène. La Révolution Islamique, qui provoqua la chute de la dynastie Pahlavi (régime autoritaire soutenu par les alliés américains) et conduisit à l'arrivée au pouvoir des leaders religieux, au premier rang duquel l'ayatollah Khomeini, devenus influents aussi bien politiquement que religieusement au sein de l'opposition au chah, leur ôta ce droit ainsi que d'autres.
Focus historique
En dépit de son caractère dictatorial, le règne de la dynastie Pahlavi fut paradoxalement la période de l'histoire de l'Iran au cours de laquelle s’accéléra la modernisation du pays sur les plans économique et sociétal. C'est au cours de ces années que les droits des femmes semblent avoir le plus évolué en leur faveur: accord des droits d'éligibilité et de vote (1963), limitation du droit unilatéral des hommes au divorce et à la polygamie, fondation de l'Organisation des Femmes Iraniennes, facilitation de l'accès des femmes à certaines fonctions jusque là exclusivement dévolues aux hommes (au sein de l'armée et de la police notamment). Or, la société iranienne reste alors marquée par d'importants clivages. Les conditions de vie des femmes évoluant en milieu rural, où la majorité d'entre elles restait peu éduquée et où leurs conditions de vie semblent s'être dégradées du fait de cette modernisation rapide de leur statut, diffèrent fortement de celles vivant en milieu urbain. Cette scission marque en réalité l'opposition entre deux "modèles". Le premier, traditionnel, vise à asseoir la ségrégation sexuelle au cœur de l'espace public: les femmes sont confinées au sein de l'espace privé, cantonnées à l'occupation des rôles domestiques (s'occuper du foyer et élever les gosses) et obligées de porter le chador en public ou devant un homme exclu du cercle familial proche; tandis que les hommes jouissent de l'espace public, en ce qui concerne les activités sociales et professionnelles. Le second, promu par le gouvernement et les classes moyennes et supérieures laïques, tend à se rapprocher des standards occidentaux et favorisant davantage la mixité dans l'espace public, impliquant beaucoup moins les injonctions cléricales à l'égard des femmes au sein du modèle traditionnel.
Cette dichotomie entre défense inébranlable des traditions au nom d'idéaux archaïques et machistes, et modernisation des modes de vie et des rôles dévolus aux individus au sein de la société, fut l'un des facteurs déclencheurs du conflit social qui aboutit à la Révolution islamique. Si je ne reviens pas sur les détails de cet événement majeur de l'histoire de l'Iran contemporain (les livres d'histoire s'en chargeront mieux que moi), force est de constater que l'impact de cette révolution conservatrice sur la vie des iraniens et plus particulièrement sur les femmes fut grand (ce qui est d'ailleurs visible dans Persépolis, signé Marjane Satrapi). Ainsi, les minorités religieuses font l'objet d'une surveillance particulière de la part des autorités. Un Guide suprême, dénommé "Guide de la Révolution" est chargé de la supervision des "politiques générales de la République islamique d'Iran", pouvant même destituer le président de la République en cas de violation de ses devoirs constitutionnels ou de reconnaissance de son incapacité par le Parlement. La structure de l'appareil étatique est ainsi dédoublée, une part étant dévolu à l'Etat lui-même (armée, tribunaux, ...) et l'autre (grande!) étant aux mains des religieux, à travers les structures révolutionnaires (Gardiens de la Révolution, tribunaux révolutionnaires, etc...). Inutile de préciser que le respect des droits de l'Homme tend à y être minimal, entre censure (on pense ici à Jafar Panahi, mais également aux infatigables défenseurs des droits et de la liberté d'expression qui n'ont pas la chance de bénéficier d'une semblable médiatisation sur la scène internationale), violation des liberté d'expression et de manifestation (répression systématique des oppositions au gouvernement, comme ce fut le cas lors de la réélection contestée d'Ahmadinejad en 2009), actes de coercition envers les homosexuels, ...
Debout l'Iran avec les femmes!
S'agissant des femmes, elles sont considérées comme faisant partie d'un segment de la population qui, à l'instar des intellectuels et des jeunes, dit "sensible". Elles sont soumises à des contraintes morales et religieux, étant forcées de porter le foulard islamique au sein de l'espace public, subissant des discriminations quotidiennes de la part du cercle privé mais également au sein de la sphère publique, victimes d'inégalités profondes quant à leur statut et à leurs droits, notamment en ce qui concerne le mariage et le divorce (ce que montrent parfaitement le très beau Une séparation ou plus récemment l'efficace Nahid) et subissant des pressions de leur entourage proche quant à la nécessité d'être dans une posture de défense systématique de l'honneur familial et de l'image. Or, l'endurance de ce lot d'humiliations tend à être mis à mal par les revendications croissantes portées par ces groupes. Comme les jeunes, les femmes iraniennes ont soif de liberté, veulent être libres de se vêtir comme elles le souhaitent et de ne pas se soumettre au port d'un signe religieux si telle n'est pas leur volonté. On revendique davantage de mixité au sein du pays des paradoxes, dont la capitale, Téhéran, est l'image de phases de modernisation spectaculaires, mais où les interdits pesant sur la société civile demeurent encore nombreux. Mais comme le soulignent notamment certains chercheurs, cette société civile n'est pas morte et loin de là, comme le montre le regard d'Ayat Najafi dans cette très belle oeuvre qu'est No Land's Song.
Oui, la société iranienne, au premier rang de laquelle les femmes et les jeunes, s'exprime, discute, débat, réagit face aux conséquences d'un tournant conservateur opéré lors de la Révolution et qui tend à être progressivement remis en cause, que ce soit par la voix des rues (mobilisations, action collective), celle des urnes (revers électoraux subi par les conservateurs au profit des réformateurs, notamment à l'occasion des dernières élections législatives, bien que la situation politique démontre le maintien d'un schisme entre deux Iran) et celle de la société civile, cette dernière étant constituée de viviers culturels, artistiques, politiques, dont la voix tend à ébranler progressivement les rigides structures étatiques fondées sur la Révolution Islamique. Si l'on peut longuement débattre sur les moyens par lesquels le changement peut arriver et contribuer à la construction d'une structure étatique et d'une société nouvelles (la célèbre mise en perspective entre révolution et réforme, présente tant dans la pensée commune qu'au sein du champ politique), force est de constater que c'est de ces groupes que tend à émaner le changement en Iran.
On se rappelle des Chats persans, ce film énergique, dans lequel un groupe de musique underground tente de quitter le pays faute de pouvoir jouer à Téhéran. Ici, l'adage diffère: il s'agit pour l'héroïne de ce documentaire, Sara Najafi, de monter un concert exclusivement fait par des femmes. Or, la loi islamique est stricte: il est interdit pour les chanteuses de se produire en solo et ne peuvent exprimer leur voix qu'accompagnées d'hommes ou au sein de l'espace privé, en l'absence de tout public au sens premier du terme. Pourquoi une telle absurdité, alors que de célèbres chanteuses ont marqué l'histoire de la musique iranienne au cours de la première moitié du XXe siècle? Pourquoi de telles règles stupides, archaïques et misogynes alors que l'Iran, magnifique pays recelant de multiples joyaux hérités de la période perse, est traversé de talents indéniables, de sublimes voix (à l'instar de celle qui saisit le spectateur lorsque s'illumine l'écran de cinéma, et de toutes celles, merveilleuses, bouleversantes, frissonnantes, qui s'expriment au cours de cette oeuvre nécessaire) tues par la force de la loi? L'héroïne, qui a pris part aux mobilisations contre la réélection d'Ahmadinejad en 2009, va alors se renseigner auprès d'un théologien qui explique - grosso modo - que la Voix des Femmes suscite un indécent plaisir chez l'homme (comparable à la nudité) et un bien-être immoral, allant à l'encontre du devoir que représente la vertu. En bref, la voix de la femme présenterait un indéniable caractère sexuel allant ouvertement à l'encontre des préceptes religieux imposés à ceux que les conservateurs et les traditionalistes considèrent comme un "bon musulman": écouter une femme chanter en public, ce serait comme avoir un rapport sexuel en public si l'on écoute ces voix de la morale et de la vertu incarnées. A l'écoute de ces absurdités, sous le regard d'une Sara effarée, ouvertement résistante à ce tournant conservateur, défenseure des droits des femmes et des libertés, le spectateur se prend à ressentir une colère naturelle, envahi par l'exaspération et irrité par ces propos dignes de l'époque médiévale, dans un pays en proie à une modernisation croissante et recelant de multiples viviers, qu'ils soient artistiques ou politiques!
Mais ce No Land's Song est un acte de résistance, une image du Qui ne tente rien n'a rien, où le regard du réalisateur se focalise sur ces magnifiques visages de femmes, résistantes, témoignages vivants de l'histoire de la musique iranienne et - plus largement - actrices de l'histoire de leur pays, actrices du mouvement continu dans lequel s'insère la société iranienne. Oui, parfois, le changement passe par une révolution, un acte fondateur majeur et constitutif d'une nouvelle page de l'histoire d'un pays, au sein de laquelle l'ensemble des structures et des piliers d'une société se retrouvent ébranlés (mais pas tous effondrés), et dont le bouleversement engendre l'érection de nouvelles constitutions, de nouvelles normes (plus ou moins intégrées et coutumières), de nouvelles libertés (ou pas). Mais, parfois, le changement passe par un processus davantage étendu dans le temps, latent, mais non moins radical et ouvert. A dépenser son énergie dans une lutte frontale, caractérisée par de fortes résistances, on peut adopter l'attitude de la souris: grignoter la meule de fromage sans que personne n'y prête attention, avancer par étapes et ne plus rien lâcher jusqu'à s'installer durablement au cœur de la meule. Pour autant, les deux métaphores ne sont pas forcément incompatibles. Preuve en est ces moments où la musicienne se rend en caméra éteinte dans les bureaux du ministère de la guidance islamique afin de négocier une autorisation pour organiser son concert. On voit Sara rentrer, un micro dissimulé sous son voile, prendre l'ascenseur, tendue, puis l'écran se fait noir et retentissement alors au sien de la salle les voix de ces administratifs, représentants de la lourde structure bureaucratique et étatique iranienne, eux-même symboles du dédoublement de cette dernière et du caractère ambigu de ce régime, à la fois "république" et "islamique". A travers leur voix s'exprime la subsistance d'un conservatisme d'Etat, à la fois assumé et non-assumé, les responsables ayant bien du mal à justifier l'absurdité qui consiste à taire la Voix des Femmes, à faire semblant de lâcher un peu prise en soumettant des propositions-obligations encore plus absurdes que les précédentes! Limitation du nombre de spectateurs, fermeture de la salle au public, limitation de la tonalité et du volume de la voix des femmes (!), attitude sur scène (émettre le moindre mouvement, ne serait-ce qu'un balancement léger du corps, est proscrit, danser n'en parlons pas, c'est indécent)...
Building Bridges
D'autant plus que se greffe un autre enjeu à celui de cette lutte pour la liberté d'expression et contre la censure (également perceptible à travers la circulation de CDs et de DVDs illégaux dans les rues de Téhéran - dont les vendeurs sont les acteurs de ce vivier culturel et de la circulation des arts en Iran): celui de faire un concert de femmes solistes, avec la participation de musiciens étrangers, notamment de Jeanne Cherhal, d'Elise Caron et de la tunisienne Emel Mathlouthi. Il s'agit alors de construire des ponts culturels à travers la Méditerranée, entre France et Iran, Europe et Asie, Occident et Orient, sachant que de nombreuses œuvres iraniennes, cinématographiques, tournées clandestinement au sein de leur pays ou censurées par les autorités, bénéficient d'une exposition dans les festivals et les cinémas indépendants européens tout en jouissant d'une circulation à grande échelle en Iran via les DVDs vendus à la sauvette, tout comme les œuvres européennes ne traversent probablement pas la Méditerranée pour se voir "officiellement" diffusées en Iran, si ce n'est sous le manteau (je pense ici à Taxi Téhéran de Jafar Panahi, particulièrement la scène où l'on voit le réalisateur faire sa culture cinématographique à coups d’œuvres achetées en clandé à un ami).
A cette aventure déjà intrépide, à cet acte de courage fruit du travail de personnes humbles et désireuses de changer tant les mentalités (si ce n'est déjà fait pour une partie de la population) que le conservatisme étatique, à ce qui est en soi révolutionnaire pour un pays comme l'Iran, s'ajoutent alors de nombreuses difficultés. Comment faire venir en Iran le groupe de français alors que leur visa a été une première fois retoqué, à je ne sais plus quel motif mais les autorités locales sachant pertinemment le but de leur visite? Comment tisser des relations humaines et artistiques en dépassant les différences culturelles et linguistiques? Comment assurer le bon déroulement des événements? Du côté français, comment prendre part à ce défi, cette réaction, cette "subversion" tout en limitant la prise de risques? Autant de questions auxquelles répondent le déroulé des événements, fait d'allers-retours de Sara entre Téhéran et Paris, de discussions sur le statut des femmes et sur la place qui leur est accordée dans l'art en Iran (on pense notamment aux injonctions faites aux actrices iraniennes quant à l'appréhension d'une attitude digne, notamment sur la scène internationale, et aux débats dont ont fait l'objet Golshifteh Farahani ou l'actrice de Une séparation, jurée du dernier Festival de Cannes), de témoignages proposés tant aux spectateurs que nous sommes qu'aux acteurs étrangers du film, eux-mêmes lointains spectateurs de ce qui se passe en Iran et consternés par la rigidité des injonctions faites aux citoyens, et notamment aux femmes. Du fin mot de l'histoire je m'abstiendrais de faire part ici, afin que le spectateur avide de découvrir ce bijou soit tenté d'être surpris par l'évolution de la chose. Sara et son équipe parviendront-elles à organiser le concert? Ne réussiront-elles qu'à négocier de (fausses) parcelles de liberté, de petits arrangements, ou se heurteront-elles à un mur? Préféreront-elles céder à des exigences absurdes, comme la société est forcée de le faire au quotidien, ou refuseront-elles de se plier à ce qu'elles considèrent comme des outrages à leurs libertés, à leurs valeurs, à leurs aspirations? Au final, réussiront-elles à organiser le premier concert de femmes solistes en Iran depuis la Révolution islamique de 1979?
Energies
En bref, No Land's Song, qu'on aurait également pu baptiser Land's Song, puisque l'Iran est un pays dans lequel s'expriment des voix au sein de la société civile, tant par le débat politique, la pluralité des points de vue que l'art et la musique, est un véritable bijou, une oeuvre dénuée de tout pathos, plus que jamais nécessaire, tant pour le spectateur étranger, dont la conscience de la fortune d'évoluer dans un pays libre s'avère parfois limitée et ethnocentrée, que pour le spectateur iranien, pour lequel ce film se rajoute à un ensemble d’œuvres dont la finalité consiste à faire bouger les choses, les lignes, et à provoquer le changement au sein d'un pays vivant et d'une société énergique. Une oeuvre délicate, qui nous donne à entendre la magnifique Voix des Femmes, suscitant le plaisir au sein de nos oreilles et de nos esprits, mais aussi l'émotion, le bouleversement, la subjugation devant une tel vivier de talents auxquels on interdit de s'exprimer et de jouir de leur art. Je ne peux m'empêcher, dans le contexte tunisien, à A peine j'ouvre les yeux, dans laquelle la jeune héroïne souhaite vivre de son art, la musique, à travers des textes contestataires, et vivre libre en tant que femme, en allant dans des cafés exclusivement occupés par des hommes, en se produisant dans des bars, ... ce qui suscite la réprobation de sa mère (vis-à-vis des normes établies par le régime et par la société, mais surtout des risques encourus par sa filles), mais surtout son inquiétude.
La Voix des Femmes iraniennes nous rappelle que la liberté est le plus fondamental de nos droits, que nulle structure étatique, administrative ou autre (terroriste) n'a le droit de contrevenir à nos libertés, qu'elles soient politiques, citoyennes, artistiques ou culturelles dans le sens large du terme. Oui, ce film fait écho à la censure et à la coercition étatico-religieuse subie par un un trop grand nombre de pays dans le monde en 2016, mais comment également ne pas oublier les attaques subies par d'autres, au nom de leur culture, de leur droit à écouter du métal ou à boire des bières en terrasse? La force de No Land's Song, c'est de construire des ponts, oui, des ponts à travers les cultures, à travers les pays, en écrivant encore et toujours le nom de la Liberté, à travers la Voix des Femmes. La Voix des Femmes, celle qu'il faut écouter, celle qu'il faut entendre, parce qu'elle va plus que jamais à l'encontre des lieux communs. Parce qu'elle est Voix de la résistance, Voix du changement.