Véritable portée politique ou simple film de genre guidé par un prétexte comme un autre ? Voilà la question qui démange alors que défile le générique, clôturant un final saisissant. C’est que Nocturama frappe simultanément par une grande familiarité et l’absence totale de contexte. Brut et sans détour, le résultat est sûr de saisir aux tripes.


Pour qui est un habitué du métro parisien, il y a une certaine étrangeté à voir défiler, pendant de longues minutes d’introduction, ces stations et ces rames qui peignent l’arrière-plan de notre quotidien. Dans cette banalité, on cherche à se retrouver, on surprend le chemin de nos propres vies. A ainsi croiser virtuellement nos héros d’une soirée, on se souvient comment on soupèse du regard, le plus discrètement possible, ceux assis à leur place dans ce wagon morose, dans une tentative futile mais irrésistible de porter un jugement ; on superpose nos propres conceptions à la toile de Bertrand Bonello, et la limite de l’écran s’en retrouve troublée.


Paris. Paris comme cadre, comme symbole, comme terrain de jeu. Car c’est bien un jeu auquel se livrent nos personnages : un jeu tristement sérieux, un jeu funeste certes, et pourtant rien de plus. Un jeu de piste, dans lequel on s’échange des indications absconses comme autant d’indices, suivant des règles complexes, un parcours millimétré, en vue d’un objectif bien défini. Un jeu de rôle, où d’aucun se fait passer pour qui il n’est pas, et où même ceux n’ayant pas de personnage bien défini prennent une figure et des responsabilités bien trop lourdes pour leurs jeunes épaules. Un jeu coopératif, dans lequel chaque joueur est un maillon d’une chaîne qui ne doit pas céder, détenant une pièce sans laquelle le puzzle ne peut se compléter.


Le puzzle, tout nous y renvoie, particulièrement la mise en scène. Les plans sont excessivement travaillés, tantôt divisant un même espace en plusieurs tableaux, tantôt rassemblant des destins lointains sur un même écran. Ce sont aussi les pièces du temps qui s’emboîtent, dans une simultanéité qui s’éclate en une multitude de points de vue. L’urgence qui bat le pouls du film n’attend pas que l’action se soit terminée ailleurs, et la violence d’un événement se reflète dans les yeux de chacun avec une horreur intime. Cette danse précisément chorégraphiée permet de maintenir efficacement l’impression d’union et de préparation minutieuse en dépit de la fragmentation de l’opération.


De la cause nous ne savons rien, ni de la rhétorique qui a entraîné nos personnages, menée par un aîné tout juste entrevu. Seuls sont incrustés, le long du chemin, quelques flash-backs qui jetteront bien peu de lumière sur l’énigme de leur engagement. A peine laisseront-ils entrevoir quelques liens reliant les personnages, comme autant de punaises enfoncées dans un tableau en liège, mais l’enquêteur que nous sommes n’aura pas plus de matériel que de pouvoir placer ici ou là deux individus au même moment, au même endroit. A peine survolons-nous des échanges anodins, qui ne donnent aucun corps aux problématiques que nous brûlons d’élucider.


La question de ce qui unit ces personnages restera de bout en bout un point d’interrogation. Si quelques rapports sont formalisés, rien ne nous indique ce qui fait le pont entre un jeune de Saint-Denis, vraisemblablement descendant d’immigré, et un fils de bonne famille accueilli dans les hauts lieux du gouvernement. Si cette association peut paraître exagérément diversifiée, elle renvoie l’image d’une formidable mixité sociale et raciale qui semble l’ambition d’une jeunesse d’aujourd’hui. En outre, si tous les personnages ne seront pas développés, aucun d’eux n’est que simple faire-valoir. Tous les acteurs crèvent l’écran de leurs physiques singuliers, d’une beauté faite de caractère, où la personnalité est perméable et le charisme saisissant.


Malgré tout, rien n’est fait pour que nous développions à leur égard une empathie extensive. Sans identification ni inimité, c’est plutôt la curiosité qui nous poussera à suivre leurs gestes et boire leurs paroles, alors que le déroulement de leur pensée nous demeure inaccessible. C’est un même masque impersonnel du devoir qui imprègne leurs visages, et s’il sera quelquefois craquelé par la fissure du doute, on se laissera bousculer par le peu d’émotions que les protagonistes semblent exprimer vis-à-vis de leurs actes et de leurs conséquences. Rationalisés dans l’optique d’un dessein qui nous échappe, les enjeux qui nous mettent en émois disparaissent pour eux sous le voile d’une obscure nécessité.


A mi-chemin, le film progresse vers un huis-clos qui devient creuset de l’irréalité, du détachement, mais dans lequel la peur s’infiltre malgré tout, suintant des personnages. Se noyer l’esprit de distractions et de fantasmes de grandeur semble alors la seule solution pour faire barrage aux assauts incessants de l’angoisse. Gestes mille fois enviés, soudain débridés, gorgés de vanité – dans tous les sens du terme. Une liberté aussi audacieuse que désespérée, qui embrasse tant leur dignité que leur frivolité. Le magasin dans lequel sont rassemblés nos protagonistes est pareil à une tour d’ivoire, et seules quelques excursions permettront de prendre la température d’un chaos dont à cherche à tout prix à se couper.


Au premier rang des distractions, une bande-son diégétique extraordinaire. Parfois trop forte, écrasant les personnages dans une dérisoire tentative d’étouffer leurs inquiétudes, elle sait monopoliser tout l’espace comme une entité physique. Mêlée de dynamisme et de nostalgie, portée tantôt par la gravité hypnotique des basses et par l’insouciance de la désuétude, elle est surtout douloureusement familière. Enracinant les protagonistes dans une époque, elle nous rappelle aussi leur insoutenable jeunesse. Pour autant, la bande-son extra-diégétique n’est pas en reste et sublime cette montée en puissance tout en préservant la froideur de la première partie du film.


La froideur, parlons-en. C’est elle qui conclut le film dans un final aussi redoutable que glaçant. Difficile de n’en point trop dire, tant la tentation est grande de témoigner de l’inquiétude grandissante, de la respiration retenue. Du déchirement, aussi, dans cette irréalité, ce temps suspendu qui nous laisse inconsistants face à nos valeurs. Le dernier exercice de Bertrand Bonello est implacable, et fait se heurter la dimension narrative au mur de la réalité, bousculant les principes que nous pensions bien établis sans pourtant prendre le parti inverse. Simplement, persiste ce désir furieux de comprendre, et dans la dense brume du pourquoi, la position du juge est bien difficile à assumer.


C’est ainsi que cette absence de contexte qui peut, dans un premier temps, paraître perturbante devient la principale force de Nocturama. Plutôt que de donner libre cours à notre imagination, elle nous renvoie plutôt à l’étroitesse de notre perspective. Elle nous interroge sur la position de spectateur que nous occupons, non seulement face à l’écran, mais aussi face aux titres des quotidiens et les images des chaînes d’info en continu. Il ne s’agit point là de remettre en cause les valeurs que nous défendons, simplement de faire ce rappel dérangeant que nous ne savons rien, et que nous ne nous nourrissons que de l’illusion confortable de comprendre. Le film se fait alors le miroir envoûtant de nos préjugés mis à nus.


Si l’on peut faire un reproche à l'œuvre, c’est peut-être, en revanche, celui de traîner en longueur. Si ce temps trop long est un refuge tout trouvé pour la montée de l’appréhension, et témoigne de l’impossible lutte contre l’attente anxieuse qui ronge comme un acide, il peut parfois atteindre le spectateur et le laisser trop longtemps reprendre son souffle. Bien que judicieux du point de vue narratif, le déroulement d’actions simultanées accentue cette sensation de stagnation, et il se produit une étrange inconsistance entre le sentiment d’urgence que cherche à nous communiquer Bonello et l’égouttement des minutes qui, pour nous, sont successives. Cependant, une fois le film décanté après visionnage, il semble se densifier pour se cristalliser en un concentré d’autant plus acéré.


Quant à la portée politique ? Le contexte dépouillé à l’extrême, l’hétérogénéité des personnages qui les arrache aux préjugés nous laissent dans la confusion quant à la teneur précise du propos. L’idéologie qui préside aux actes des personnages demeure nébuleuse, tout juste devine-t-on un fond culturel à gauche de l’échiquier, mais il n’est pas même certain qu’il soit pertinent. Ce qui interpelle, c’est une parenthèse, une question et une perspective à la funeste coïncidence. Ce qui devait arriver. Plus qu’un message précis, il semble que ce qui parle ici est l’instinct du chaos, ce pressentiment né de l’aversion presque tangible de l’humain à l’inertie. Peut-être cela relève-t-il, également, de ce que le Dictionary of Obscure Sorrows a baptisé Lachesism : le désir de la limpidité du désastre.


C’est, au fond, une réalité dérangeante face à laquelle nous place Bertrand Bonello, surtout en ces temps troublés : beaucoup d’entre nous, en leur for intérieur, appellent le tumulte de leurs vœux. Oh, pas du fait d’un choix rationnel, non : un part enfouie, faite d’animalité et d’égo, aspire à ses effets galvanisants. Tant qu’il peut être fantasmé sur un écran cathartique, alors nous n’avons point à nous en alourdir la conscience, mais dans notre esprit restera toujours cette question irrésolue : mais, au fait, de quoi est-on capable, vraiment ? Nocturama trouve alors un écho dans cette incertitude fondamentale, et bien que ne nous provoquant jamais directement dans cette pensée, la laisse toujours flotter. Si les personnages affichent des visages si familiers, des profils si différents, n’est-ce pas parce que vous et moi pourrions trouver notre place parmi eux ?

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le 30 août 2016

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Lila Gaius

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