Texte originellement publié sur Filmosphere le 29/08/2016.
http://www.filmosphere.com/movies/nocturama-bertrand-bonello-2016


Bertrand Bonello n’est pas un conformiste. Nocturama prouve qu’il ne faut pas attendre les auteurs là où on pense les trouver. L’actualité dans laquelle il s’inscrit, avec ce dernier métrage, est un métal en fusion, rougeoyant et attrayant, mais brûlant et parfois trop malléable pour être honnête. Finalement, cette réalité, il la transcende. Ou plutôt, même, il la dépasse. Pourtant, Bonello n’est pas non plus l’esclave du sensationnalisme démagogique, comme d’autres ont éventuellement été tentés de l’être. C’est presque une anomalie, mais c’est aussi en cela qu’il nous surprend, dans le sens le plus positif du terme.


Nocturama ne se plie à aucune des attentes que l’on pouvait avoir, compte-tenu du thème. Il étalonne lui-même sa propre réflexion sociétale, celle d’une dérive morale et politique qui submerge même toutes considérations de croyance. En cela, son œuvre n’est donc pas prisonnière de son triste contexte. Les « circonstances » ne jouent finalement pas davantage pour ou contre lui, quand bien même on serait tenté de voir tout le film sous ce jour. En détournant son sujet par l’attrait pour la fantasmagorie, il le creuse plus loin. Mais ledit film n’est rien de moins qu’un essai sur l’enfermement dans le système moderne, qu’il travaillait déjà lors de ses deux précédentes œuvres. Un texte cinématographique qui questionne ses personnages et ceux qui, non sans fascination, les regardent accomplir leur discutable destinée.


Le pèlerinage « terroriste » (les guillemets ont leur importance) entrepris par les sept jeunes gens du récit révèle une quête n’étant autre qu’une réaction épidermique vis-à-vis de la société qui les a façonnés, chacun différemment. Chacun, aussi, pour des motifs peut-être distincts, mais dont le croisement, voire la collision, génère un courant tout entier qui va les engloutir. Ceci dit, au début du film, la ville les a déjà gobés alors qu’ils arpentent ses rues ou ses couloirs de métro, non sans un ton anxiogène flottant dans l’atmosphère. Bonello a par ailleurs lui-même composé l’électrisante musique originale, qui mêle l’inquiétude au magnétisme. Le rythme se répète alors que chacun a des mouvements plus précis, autant que possible, à mesure qu’il se rapproche de son objectif, dans les entrailles de la cité. Car la mission est de taille : il faut que la bête meure, certes, mais en son propre sein.


Nocturama est un film de temps. Dans le premier chapitre, l’insistance constante sur les montres, et la synchronisation nécessaire à leur opération, révèle toute l’importance du facteur. Le temps pour s’organiser. Le temps avant que la rame de métro arrive. Le temps avant les explosions. Le temps de se cacher. Le temps de vivre, ou plutôt, le temps qu’il reste à vivre. Bonello joue remarquablement bien avec la multiplicité des points de vue pour que le temps, sa distorsion et sa répétition, soit un élément marquant de l’aventure. Car le ressenti est celui de la longueur, dans le film, mais c’est bien normal, c’est aussi elle qui tisse l’atmosphère, la tension, la peur. Les vingt premières minutes n’ont pas de dialogues. On est un peu paumés, sûrement comme ces personnages qui déambulent dans la capitale, avec quelque chose en tête. Mais, honnêtement, n’avons-nous pas déjà envie de les voir faire exploser quelque chose, comme catharsis inavouée, dont nous avons tous besoin ?


Bonello évite, avec justesse, la question de l’embrigadement. Tout du moins, plus subtilement, il pose un problème plus inhérent à notre propre quotidien. Ces jeunes évoquent ceux de L’Enfer des armes de Tsui Hark, où une poignée de gamins honk-kongais faisaient détonner des engins explosifs dans la ville, par soif de pouvoir le faire, inconsciemment comme acte de résistance vis-à-vis du système qui les comprime jusqu’à saturation. Au sein de la bande, le politicard en devenir, lors d’une discussion concernant l’entrée à Sciences-Po, évoque le fait que la civilisation contemporaine génère elle-même sa propre némésis, alors qu’elle la cherche dans l’ailleurs. Mais la némésis en question, est-elle alors sensée les représenter ? Ou sont-ils de simples et bons samaritains – c’est le cas de le dire – qui ne font que tirer un signal d’alarme ? C’est là que la question du terrorisme entre en jeu. Plus tard, le journal télévisé du récit rappelle que les protagonistes, alors criminels, ne sont non plus considérés comme terroristes, mais comme « ennemis d’Etat ». Leur (violente) émancipation du système les a menés à l’autre extrême, une position qu’ils ne souhaitaient pas pour autant atteindre.


Si le réalisateur possède plusieurs angles de narration selon les personnages, il ne quitte jamais leur groupe. Ce faisant, il se coupe de l’influence du dehors et de toutes les récupérations qui pourraient être effectuées. Ceci dit, il y a une exception notable lorsque l’un des jeunes s’exile quelques instants dans un Paris nocturne et désert, croisant au coin d’une rue une cycliste, peut-être un peu curieuse, qui se fend, non sans un certain aplomb, d’un « mais ça devait arriver, non ? ». Beaucoup de questions sont en suspens dans Nocturama, mais Bonello n’en joue jamais comme un petit malin : il répond à d’autres ou dissémine ses pistes de réflexion. Les sept personnages, distinctifs et attachants quand bien même il leur arrive d’être pathétiques au premier comme au second degré, lui permettent de se développer. L’acte de rébellion les a réunis, mais ensuite, ils affichent de nouveau leurs différences. L’équilibre de cette écriture et de leur caractérisation a d’autant plus d’importance puisqu’il n’y a pas non plus de héros, quel que soit le sens du terme.


L’idée de confronter ces jeunes gens, après le passage à l’acte, au fait de passer une nuit entière dans un centre commercial est géniale. D’une part, formellement, puisque l’espace d’un instant, Bonello et sa chef-décoratrice Katia Wyszkop ont incroyablement réhabilité l’intérieur de La Samaritaine, comme beau cadeau d’adieux avant sa transfiguration. D’autre part, y consacrer près de la moitié du métrage développe le scénario dans une direction inattendue, puisque dans un premier temps, les effets secondaires du huis-clos ne sont pas une répercussion de ce qu’il se passe à l’extérieur, de ce que l’on ne peut voir, mais proviennent directement du sein des personnages. Sans garde-fous, ils sont plongés, de longues heures, dans l’empire de la tentation. Dans le magasin, chacun ou presque, à un moment ou à un autre, se confronte à un double, une enveloppe vide, prenant le plus souvent l’apparence d’un mannequin dénué de visage. Et alors, eux, désespérément en quête de singularité, ne sont plus que des jetons conformistes. Des produits du système qu’ils ont combattu. Mais après tout, leur plan de sortie n’était-il donc pas de disparaître dans la foule ? Il faut désormais croire qu’ils ne sont juste bons qu’à être recyclés, car ils ont consommé leur temps.

Créée

le 29 sept. 2016

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Lt Schaffer

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