Le début de Nocturama évoque celui de Night moves, de Kelly Reichardt : L’attentat en marche. Et d’ailleurs, on peut y voir sensiblement la même issue dans la mesure où les activistes de Night moves ne parviennent pas à se murer dans le silence, certes moins pour une question d’attente que de culpabilité (La mort imprévue d’un gardien). Les personnages de Nocturama agissent moins par rigueur politique (Si toutefois le fantasme de l’idéal n’a rien de politique) que par dépit face au capitalisme ambiant. Pas de conviction précise mais une attaque aux symboles comme pouvait l’être aussi l’attentat dans le film de Kelly Reichardt où il était question de faire sauter un barrage. Il s’agit là du ministère de l’intérieur, du patron d’une grande banque, d’un étage de la bourse, de la statue de Jeanne d’Arc.
Il faut surtout rappelé combien le film est une chorégraphie : D’abord minutieusement organisée, dans une ville à ciel ouvert, puis complètement déréglée, dans un grand magasin de luxe. Pourtant, déjà au sein de la première partie on décèle des dérèglements, anodins ici face à une porte bloquée, problématique lors d’une exécution gratuite. Il y a déjà des imprévus qui prédisent la déroute de la Samaritaine : Un garçon sort dans la rue sans ranger son arme ; Un autre, paniqué, se pisse dessus. Un autre encore se fait percuter par une voiture. Cet éclatement prendra une bifurcation démesurée dans la seconde partie où les combattants de ce capitalisme de masse sont dévorés, du fait de leur retranchement, par les produits de consommation les plus vulgaires qui soient, les réduisant à n’être plus que des mannequins sans visage.
Ce qui intéresse Bonello c’est de construire et filmer un groupe, qui à priori n’a rien pour cohabiter (On retrouve la révolte groupée et utopique du Low Life de Klotz & Perceval) et leur offrir une identité aussi réelle qu’illusoire. Une identité qui à l’instar de L’Apollonide s’exerce en intérieur, le grand magasin ayant remplacé la maison close. Les jeunes s’appellent donc par leur prénom, tandis qu’à l’extérieur, durant leurs préparatifs (en flashback) ou leurs circulations le jour J, leur silence et leur disparité les noyaient dans une masse informe, comme ce pouvait être le cas pour Clotilde dans l’épilogue de L’Apollonide, qui se retrouvait seule sur le bas-côté d’une parcelle de périphérique. Leur nouvelle identité éphémère fait ressurgir leurs individualités, leur liberté, leur inconscience puisque chacun va réagir différemment aux actes qu’il vient de commettre, en libérant des pulsions contraires aux règles de l’attente et de la dissimulation au sein de sa propre bulle de fantasme morbide. Il y a du Assayas tendance L’eau froide, là-dedans et ses gestes déstructurés, ses illusions déchues.
Tout commence de la manière la plus brute qui soit ; Le temps d’une première partie incroyable, dans laquelle une dizaine d’adolescents et post-adolescents marchent dans Paris, prennent le métro, s’envoient des messages, prennent des photos (Une place de parking, un numéro de rame, les chiottes…) et défient des systèmes de sécurité, le tout presque sans un mot, seulement des regards, des gestes. Infinité de déplacements dans un Paris labyrinthique qui évoque autant les marches précises du Elephant d’Alan Clarke (Qui semble être une référence majeure pour Bonello) que le voyage logique et infini dans lequel s’engage Sandrine Bonnaire, dans la première partie de Secret défense.
S’il fallait oublier Clarke (C’est-à-dire se délester du nerf politique) on dirait qu’on entre dans Nocturama par une première partie à la rigueur bressonnienne et au déploiement melvillien. Constat alarmant : Bonello pourrait à l’aise faire dans le film d’action ou le polar. Certes il s’agit moins de jouer la carte d’un absolu suspense que de procéder par somme de déflagration et donc, pour le spectateur, de la peur de la déflagration à venir. Il faut rappeler combien la tension est palpable tout au long du film et les premiers coups de feu agissent comme de véritables coups de tonnerre, tant le climat nous étouffe – Il faut probablement remonter au Collateral de Michael Mann pour retrouver cet ultime sursaut face aux bruits de l’arme à feu.
La fin peut être gênante dans la mesure où elle remet en cause une certaine idée du réel, crée des martyrs parfois rédempteurs et des bourreaux mécaniques, sortant par la même occasion de sa dimension onirique, spectrale et évanescente – La séquence cabaret, les enchevêtrements de lignes dans l’architecture du magasin, l’immersion du couple de clochards, la sortie nocturne. Ethiquement, Nocturama aurait mieux fait de se fermer sur cette curieuse image de chat (qui remplace la panthère de L’Apollonide) s’extirpant d’un étage délabré (Comme si déjà, la vétuste Samaritaine avait repris ses droits, sa place) ou sur ces deux séquences plus tragiques et désespérées du garçon travesti entonnant My way, de Shirley Bassey ou de la plus jeune des deux filles, s’agitant sur Call Me, de Blondie.
Faire du siège une enfilade d’exécutions sans sommations permet aux flics d’être aussi des personnages sans visage, mannequins tout de noir vêtu tirant à vue sur cibles mobiles sans se soucier de qui l’on abat, du danger qu’il peut représenter (Certains jeunes préfèrent se rendre) ni sur leur possibilité d’innocence (Dans le lot, les clochards y passent aussi). Il y a je pense une volonté de recréer le miroir de la première partie, une multitude de gestes faisant cette fois raccord parfait avec les enchainements de mises à mort du Elephant d’Alan Clarke, or la double maladresse vient d’une part du contexte, qui peut difficilement être oublié et de l’empathie qui nait inéluctablement pour ces personnages, qui restent floues (Autant que leurs motivations) mais que l’on a suivi deux heures durant – Ce qui n’était pas le cas chez Clarke.
Ce qui me plait dans cette fin c’est son recours à l’abstraction, sans compromis. Et elle l’est d’autant plus que Bonello, comme à son habitude, use d’un montage ahurissant, fait de répétitions suivant les points de vue, de split screen au découpage de caméras de surveillance voire pour certains d’une mort hors champ (On se souvient de Greg, ce personnage qu’on ne verra plus dès l’instant qu’il a tué son homme et qu’il est sorti dans la rue, pistolet en main / et on le retrouvera dans un rêve qui peut tout aussi bien être un flashback qu’un cauchemar / Et rappelle ces envolées cauchemardesques dans L’Apollonide avec notamment la femme au sourire et son client masqué qui semble avoir traversé le cinéma de Bonello pour venir y ricocher rapidement dans Nocturama sur le visage du plus jeune) à l’image de ces deux amoureux dont la peur inévitable est gagnée par le romantisme sauvage, comme si le temps d’un court instant ils devenaient les Bonnie Parker & Clyde Barrow modernes.
Niveau influences, la presse a donc beaucoup évoqué Clarke, Ellis et Romero. La circulation des corps de l’un rencontre le fantasme de l’alliance dandy réprouvé / clochards poètes de l’autre. Le recours consumériste percute la pulsion de survie. Et c’est vrai qu’il y a quelque chose à voir avec Dawn of the dead, dans ce retranchement dans le grand magasin. C’est vrai qu’on y décèle quelques correspondances avec Glamorama. Il me faudrait toutefois revoir et relire l’un et l’autre pour m’en persuader.
Musicalement, le film est très imprégné de la techno berlinoise voilà aussi pourquoi parfois il évoque le Victoria de Sebastian Schipper. Il y a dans ces deux films un détachement corporel soudain, lors d’une scène solitaire, dans lesquelles les personnages sont déjà des fantômes. On traverse des tunnels de métro comme dans Victoria on s’engouffrait sur les toits des immeubles. On se déhanche en groupe ici pour se témoigner une solidité comme on s’y embrassait là dans une entrée de boite de nuit.
C’est vrai qu’il y a une rigidité un peu factice et qui provient sans doute du peu de contrechamp que le film s’en va saisir – La fille inconnue (Tu auras remarqué la subtilité du clin d’œil) ou Manuel Valls sur BFM ou la discussion avec le ministre de l’intérieur – qui sont des séquences dont à vrai dire je ne vois pas l’utilité sinon celle de nous extirper de la spirale macabre de ce petit groupe s’étant octroyé une dernière danse (Le titre devait initialement être Paris est une fête) puisque contrairement au Bresson de Le diable, probablement avec lequel Nocturama dialogue beaucoup, il s’agit moins du portrait d’un leader que celui d’un groupe, disloqué certes, mais dont la beauté éclectique renvoie à l’utopie d’un soulèvement commun déjouant l’ancrage culturel et sociologique.
Voilà, maintenant que je l’ai noyé sous un flot interminable de références, ce qui prouve contrairement à L’Apollonide (Qui je le répète reste à mes yeux le plus beau film de ces dix dernières années) que je l’admire plus qu’il ne m’émeut, je vous conseille d’y aller sans hésiter car si c’est un film imparfait, c’est aussi l’un des plus stimulants vu cette année. Alors oui, c’est vrai que je suis en admiration béate devant. J’y suis d’ailleurs retourné. Je croyais que ce serait surtout pour apprécier sa mise en scène (Tout l’inverse de L’Apollonide, qui fonctionne à tous niveaux) mais je me suis surpris à me perdre à nouveau dans cette multitude de visages incarnée par un casting absolument incroyable.