Dans la perverse mécanique qu’est la construction du désir, dont le plaisir généré s’étiole forcément lorsqu’il se mue en satisfaction, la bande-annonce joue un rôle déterminant. C’est un langage volontiers cryptique, un condensé fragmentaire, un patchwork de sensations, un effeuillage si sélectif qu’il montre autant qu’il occulte. Autant de stimulations pour notre imaginaire, et d'excitations pour aller constater, plus tard, comment l’édifice tiendra debout, et tiendra ses promesses.

En deux films, Jordan Peele est parvenu à exciter la planète cinéphile : par l’audace de ses projets, l’originalité de ses récits et une maitrise indéniable de la mise en scène au service de la peur, Get Out et Us ont indéniablement placé leur réalisateur sur l’échiquier des cinéastes à surveiller de près. L’attente pour Nope était donc immense, et sa bande-annonce avait coché absolument tous les attendus du cahier des charges pour exciter l’audience estivale.

En s’éloignant résolument de la dimension politique de ses deux premiers opus (raciale, sociale notamment), Peele ne sacrifie pas pour autant à ses ambitions d’écriture. Nope est son grand film de cinéma, dans lequel il embrasse pleinement l’héritage des ses ainés, convoquant l’imagerie du western et la grammaire du thriller horrifique (l’ombre du géant Spielberg planant dans chaque séquence, des Dents de la mer à La Guerre des mondes, en passant bien évidement par Rencontres du troisième type), et jusqu’à l’animation japonaise. Si les mentions sont parfois un peu redondantes (tout le gimmick des pannes de courant et de musique), et que les invariants du film d’horreur (fausses alertes, jump scares, etc.) sont un peu systématiques dans la première moitié, le réalisateur sait habilement les exploiter pour mieux s’en délester par la suite.

Car la question même du code et de son exploitation par l’industrie de l’image est le sujet du récit : même si Peele ne brille pas ici par une originalité folle, le méta étant un sujet incontournable, la manière dont il l’aborde reste assez passionnante. Tout est ici question d’exploitation, à commencer par celle des animaux, domptés et domestiqués pour le besoin assez critiquable du divertissement humain : des créatures qu’on ne comprend pas, et dont la seule forme ou expression intéresse. Un processus qui conduit fatalement à une rupture, et l’illusion de la maitrise par l’homme qui se prendra ruade, massacre ou dévoration en retour.

Cela explique peut-être l’absence un peu intrigante d’incarnation des figures humaines, finalement assez passives et engluées dans un espace trop grand pour elles, et dans la quête finalement dérisoire du « perfect shot » : dans ce tableau assez corrosif de l’industrie hollywoodienne, on n’interroge pas le fond : on veut capturer et monétiser la forme. Tous les personnages poursuivent cette obsession du plan qui prouverait ce qu’ils voient, et la manière dont il leur assurera richesse et célébrité – une façon, aussi de renvoyer à une époque où l’image gravée sur les réseaux sociaux a surpassé l’expérience individuelle qu’elle est censée illustrer.

Peele cherche forcément à se démarquer de cette vanité, que ce soit par son regard en surplomb ou une volonté d’écriture qui puisse transfigurer la linéarité un peu inepte de la plupart de ses protagoniste. Ceci justifie sans doute son recours à un récit mystérieux, qui offre un prologue et une séquence centrale à l’impact indéniable, mais dont les fils tissés avec le récit principal restent parfois distendus, à la manière présomptueuse dont fonctionne un autre ainé, le fatigué Shyamalan.

Certes, on pourra faire le lien sur le rapport à l’animal dompté, et le fait que ne pas le regarder dans les yeux a sauvé le jeune comédien, devenu par la suite trop sûr de lui quant à sa capacité à tout transformer en show légendaire. Mais cela n’explique pas la position de cette chaussure qui laisse entendre un rapport au paranormal qui ne serait donc ici que pure coïncidence…Peel multiplie les liens thématiques et symboliques (les ballons qui éclatent et effraient le singe annoncent aussi la baudruche finale qui leurre l’alien), mais s’amuse plus à les disséminer qu’à réellement construire du sens.

Mais le cinéaste ne se fourvoie pas longtemps dans ces à-côtés : solidaire (et démiurge) du projet de ses protagoniste, il met tous ses efforts dans les séquences d’apparition et de maitrise progressive du phénomène. Alors qu’on s’acharne à placer des caméras de surveillance et cercler un espace où l’invisible fait des siennes (dans le sillage d’un film qui se faisait déjà l’héritier de Spielberg, à savoir Super 8), Peele offre des paysages à l’étendue iconique, joue avec le ciel, les nuages, le vent et l’aridité de la terre, offre des nuits à l’étrange clarté et alimente avec un savant dosage une gradation de ses effets. La longueur de certaines scènes vire à une forme d’abstraction formelle tout à fait réjouissante, soulignée notamment par l’humour quant à la faiblesse des protagonistes face aux phénomènes auxquels ils se confrontent (d’où le « nope » éponyme) et un dérèglement du rythme ou des espaces, où l’hyperbole, après avoir été tant malmenée par les blockbuster, retrouve enfin de sa vigueur, parce qu’elle s’accompagne de crainte, de vitesse et de malice. Nope, après le miraculeux Top Gun Maverick cette année, est un nouveau témoignage de l’amour pour le cinéma en salle, et l’expérience Imax est ici particulièrement pertinente. La variation des formats, notamment dans la verticalité, ouvre des perspectives vertigineuses, en osmose avec cette grande manœuvre visant à diriger depuis la terre la menace venue du ciel.

Si l’expression « leçon de cinéma » est devenue galvaudée pour vendre un film, elle prend réellement son sens ici : l’apprentissage des personnages consiste à faire de l’espace un décor quadrillé, disséminer des témoins (formidable idée des air dancers s’écroulant pour signifier la présence de l’entité) et construire des leurres pour dompter, dans une sorte de rodéo cosmique, une force sauvage. L’obsession pour l’image (les gestes de regard entre frère et sœur, la vidéo-surveillance, les hyènes journalistes, le cinéaste ténébreux face aux images documentaires d’une nature indomptée…) remonte progressivement le cours de l’histoire (pas étonnant qu’on convoque Muybridge comme le père fondateur) pour une caméra à manivelle, un cinéma muet dépourvu de dialogues et des clichés mécaniques. Peele, dans l’exploration même de la science-fiction, prend lui aussi soin de ne pas trop sacrifier à la technologie : sa créature, toute de toiles tendues, est organique avant tout, et joue avec les clichés de la pure soucoupe volante avant de se déployer avec une étonnante créativité. La quête du photogramme restera néanmoins, dans cette optique critique, un élément à dépasser : alors que l’héroïne ne jette même pas un regard au cliché, le réalisateur lui substitue un plan iconique de son frère bien vivant. On est certes passés de la vanité de l’image (le « Oprah shot ») à celle du contact humain. Mais entre-temps, Peele aura fait de ses protagonistes une version féminine de Kaneda et le retour du cow-boy légendaire : les survivants, nourris de la légende, sont devenus des personnages. Le cinéma, pour notre plus grand plaisir, l’emporte.

Sergent_Pepper
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le 10 août 2022

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