Après l’impressionnant coup d’éclat Get Out, Jordan Peele n’avait pas franchement transformé l’essai avec Us, prototype du second long ampoulé et péchant par excès de symbolisme. Nope allait donc être l’occasion de se faire une idée un peu plus précise de la valeur réelle de ce cinéaste (trop ?) rapidement désigné comme le nouveau maître du genre. Bonne nouvelle, ce troisième film dépasse allégrement toutes nos attentes en décuplant l’intelligence de Get Out et en s’avérant incontestablement plus cinégénique.
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Nope s’inscrit d’emblée sous le signe du prophète Nahum par une citation inaugurale de son livre de l’Ancien Testament. Peu connu, rarement cité, le livre de Nahum annonce essentiellement la destruction de Ninive, ancienne capitale de l’empire assyrien. Le verset qui ouvre Nope est issu du troisième et dernier chapitre, dans lequel Nahum prédit l’anéantissement de « la ville sanguinaire […] pleine de mensonge, toute remplie de proie » (Nahum, 3:1). Si Dieu déchaine sa colère contre la ville, c’est que celle-ci est remplie par l’injustice, par l’orgueil, qu’elle est devenue le théâtre de la débauche, qu’elle a abandonné ses valeurs spirituelles et qu’elle a succombé au consumérisme.
« Je jetterai sur toi des impuretés, je t’avilirai, Et je te donnerai en spectacle. » (Nahum 3:6)
Ce n’est certainement pas uniquement parce que ce verset exprime comme peu d’autres la violence du courroux divin que Jordan Peele le place en carton initial, mais également parce qu’il contient la notion de spectacle qui s’avèrera centrale dans son récit. La séquence qui suit nous plonge d’ailleurs dans un décor de sitcom, théâtre d’un massacre causé par un chimpanzé. Cette séquence, qu’on comprendra bientôt être une analepse au fil de ses réapparitions jalonnant l’intrigue, fonctionne comme une illustration immédiate de la citation du livre de Nahum. Le spectacle et ses outrances – en l’occurrence l’instrumentalisation d’un animal sauvage à des fins de divertissement populaire – est déjà une punition qui ne peut mener qu’au carnage.
Pour autant, la filiation biblique avec le récit central ne s’impose pas d’emblée comme une évidence. Faisant suite à cette première séquence, nous découvrons ainsi les protagonistes principaux de Nope, à savoir OJ Haywood et sa sœur Emerald. Depuis la mort mystérieuse de leur père, percuté par des débris apparemment tombé d’un avion, ils gèrent l’élevage de chevaux familial situé non loin de Hollywood. La renommée des chevaux d’OJ et d’Emerald spécialement dressés pour être utilisés sur des tournages est due à leur arrière-arrière-arrière-grand-père, qui n’est autre qu’Alistair E. Haywood, soit le cavalier noir de la célèbre zoopraxographie réalisée par Eadweard Muybridge en 1878. Si la zoopraxographie à laquelle Jordan Peele fait référence est bien réelle, le personnage d’Alistaire E. Haywood est purement fictif, le cavalier apparaissant sur les images de Muybridge étant resté anonyme, contrairement au cheval. Ce jeu avec l’histoire des balbutiements du cinéma nous lance sur la piste d’un film davantage politique que biblique. Pourtant, Nope parvient à être les deux à la fois, et plus encore.
Non loin du ranch des Haywood, se trouve le Jupiter’s Claim, un parc à thème western pour lequel OJ vend des chevaux. Le propriétaire du parc est un ancien enfant star, Ricky Park, qui capitalise sur la réputation que lui ont valu ses rôles dans un film intitulé Kid Sheriff et dans la sitcom Gordy’s Home pour attirer quelques visiteurs. Au Jupiter’s Claim, tout est factice. Du décor cartoonesque aux récits de Ricky en passant par la relation que ce dernier entretient avec les accessoires de tournage qu’il collectionne par fétichisme et nombrilisme. Et voilà que la citation biblique gagne une nouvelle signification : et si le spectacle hollywoodien n’était autre qu’une sentence punissant les êtres menteurs, cupides et débauchés ? Ses acteurs se condamneraient-ils à être dévorés comme les habitants de Ninive ? Cette idée, Jordan Peele décide de l’illustrer de la manière la plus littérale possible, en ayant recours à la science-fiction.
Attention : la suite du texte contient des spoilers.
Depuis la mort absurde du père d’OJ et d’Emerald, la vallée californienne qu’habitent les Haywood est marquée par d’étranges évènements. Coupures d’électricité inexplicables, extinction des appareils à batteries, ralentissement de la musique et surtout : apparitions d’une soucoupe volante dans le ciel. À peine se sont-ils manifestés que ces phénomènes vont donner des idées aux personnages. De leur côté, les Haywood tentent de démontrer leur authenticité en les saisissant par l’image. Quant à Ricky Park, il y voit une aubaine commerciale pour redynamiser son parc à thème. C’est précisément dans la manière qu’ont les personnages d’appréhender l’OVNI que se révèle le sens de Nope.
Que ce soit la volonté d’OJ et de sa sœur de filmer l’OVNI pour certifier sa réalité ou celle de Ricky de le transformer en attraction spectaculaire, ces réflexes confèrent un sens éminemment debordien à la citation du livre de Nahum. Dans Nope, beaucoup de choses rappelle effectivement la Société du spectacle de Guy Debord. Les personnages vivent dans un monde où l’image dicte la réalité et où les expériences doivent passer par l’écran pour être avérées. Pourtant, la réaction des Haywood et de Ricky diffère en un point : là où les premiers commencent par vouloir observer la soucoupe volante pour en posséder une représentation, le second est persuadé que ces visiteurs, qu’il appelle d’ailleurs « les spectateurs », sont là pour l’observer lui. Le rapport à l’image et au regard est existentiel dans les deux cas : Ricky n’existe que s’il est vu et uniquement pour être vu, OJ et sa sœur savent de par leur héritage familial que la représentation filmée est capitale pour ne pas être écarté de l’histoire.
OJ se distingue toutefois de sa sœur. Contrairement à elle, il ne sait pas simuler l’amitié face aux équipes de film capricieuses. Des équipes qui auront d’ailleurs tôt fait de remplacer leurs chevaux par des images de synthèses. Simulant la réalité, ces dernières ont le mérite de ne pas se cabrer devant des vieilles stars bourgeoises lorsqu’on les regarde de travers. Cette incapacité d’OJ à faire semblant peut être vue comme une forme de résistance à la société du spectacle et s’avère parfaitement incarnée par Daniel Kaluuya dont le jeu est tout en indolence. Ce n’est pas un hasard si le personnage d’OJ est le premier à dépasser la représentation et à identifier la véritable nature de l’OVNI. Lui qui ne possède pas de smartphone est le seul à oser remettre en question ce que l’inconscient collectif – forgé en grande partie par des représentations filmiques – nous pousse à déduire : un tel objet volant dans le ciel n’est peut-être pas un vaisseau mais un être à part entière.
Cette capacité à dépasser la représentation et à distinguer le réel du factice sera plus tard incarnée par le personnage d’Antlers Holst, sommité du documentaire désigné comme étant le seul réalisateur capable de saisir certaines expressions de la réalité. En plus de privilégier l’argentique au numérique, son expérience lui permet d’immédiatement repérer l’artificialité du nuage qui cache l’OVNI alors qu’il avait fallu plusieurs jours à OJ pour identifier le simulacre. Holst finit toutefois par pécher par orgueil, persuadé qu’il est le seul à mériter le plan impossible. Ce qui distingue les deux personnages est essentiel : OJ finit par comprendre que la créature dévore quiconque succombe au spectacle en la regardant directement. Sans que cela ne soit jamais directement évoqué, nous pouvons comprendre que cette intuition provient de la condition d’OJ, celle d’un noir évoluant à Hollywood habitué à baisser les yeux pour éviter le danger. Contrairement à lui, Antlers Holst rêve de grandeur et se fait dévorer.
La créature volante, qui possède en son cœur un cube (cathodique ?), est à comprendre comme un spectacle à contempler, à saisir, à exploiter. Un spectacle qui dévore quiconque s’y adonne. Le journaliste qui débarque en moto et qui tente de voler les premières images filmées de l’OVNI aux Haywood travaille pour TMZ, célèbre tabloïde en ligne qui s’est fait connaître par la primeur de l’annonce des décès de certaines célébrités, qu’ils soient réels comme pour Michael Jackson ou Kobe Bryant, ou erronés comme pour Kim Jong-un. Ce qui compte, c’est l’annonce, non le réel. Remarquons qu’au générique le journaliste est crédité sous le nom de Ryder Muybridge, autre manière de signifier que Eadweard Muybridge aurait volé la vedette à l’acteur de sa zoopraxographie qui aurait pu être considéré comme « la première star de cinéma ». Soumis au spectacle qu’il approche pour tenter de l’exploiter, il ne peut que subir le courroux de la créature qui agit, contrairement au Dieu sévère de Nahum, sans autre motivation que le besoin animal de se nourrir. L’industrie du spectacle est ainsi dépeinte sous les traits d’un monstre qui nous avili avant de recracher nos restes impropres à la consommation. Comprenez : Hollywood, la nouvelle Ninive, vous humiliera, vous consommera avant de se débarrasser de vous. Et c’est potentiellement toute une communauté qui en fera les frais. Si la force évocatrice de Nope est supérieure aux discours de Get Out et de de Us, c’est précisément parce qu’elle ne transforme jamais en propos explicité.
La solution est donc de dire non au spectacle qui vomi sur nous des ordures comme la créature volante couvre la maison des Haywood d’une pluie de boyaux. Le refus du spectacle de Jordan Peele s’avère toutefois paradoxal. Si Nope nous met effectivement en garde contre notre rapport au spectacle et au remplacement de la réalité par la représentation, le film n’en demeure pas moins spectaculaire. Cette grande ironie est parfaitement assumée par le réalisateur, qui signe des images d’une ampleur dont on ne le pensait pas forcément capable. Après un Get Out et un Us marqués par l’enfermement, il filme ici de grands espaces auxquels il parvient à insuffler une impressionnante force cathartique avec ses caméras IMAX et Panavision. Faut-il voir un aveu d’échec dans cette manière de dénoncer le spectacle par l’un des films de science-fiction les plus spectaculaires vus depuis un moment ? Absolument pas. Contrairement à un Jurassic World qui prétendait accuser la surenchère tout en inventant un Indominus Rex pour surpasser le Tyrannosaure afin de garantir un spectacle croissant aux spectateurs de la franchise, Nope s’avère honnête dans son constat : le spectacle est partout, personne ne peut prétendre le supprimer mais la conscience de sa présence est la première étape indispensable à son refus. Preuve en est : c’est par l’artefact le plus grotesquement spectaculaire du Jupiter’s Claim qu’Emerald parvient à triompher de la créature. L’industrie serait donc capable de se débarrasser des ses monstres, de proposer un nouveau départ pour un cinéma spectaculaire honnête et sans cynisme.
Plus puissant encore, la trajectoire du personnage d’OJ et le dénouement de son parcours démontrent qu’une certaine forme de spectacle s’avère nécessaire pour permettre de réparer l’injustice de Muybridge. Ses chevauchées finales et sa réapparition miraculeuse font de lui une véritable star de cinéma pour nous, spectateurs, et à l’intérieur de la diégèse. Son refus de l’instrumentalisation par l’industrie et sa non aliénation à la technique l’élève finalement au rang de héros sacrifié, superbement iconisé à la manière d’un cowboy héroïque sur sa monture. Sans discourir, Jordan Peele démontre que les inégalités d’hier ne se réparent ni par le révisionnisme culturel ni par le ressentiment mais par de nouvelles propositions et de nouveaux mythes. Nope en a largement l’ampleur.