Nope témoigne d'une véritable prise de risque dans le paysage cinématographique horrifique actuel, et une prise de risque bien menée.
I/Critique
Jordan Peele réussit à dépoussiérer ce vieux thème des ovnis au cinéma. Les scènes de tension avec l'"entité" (Jean Jacket) sont très réussies. On saisit bien toute l'incompréhension et l'angoisse des personnages qui se mettent à scruter le ciel dans l'espoir d'entrapercevoir, à travers deux nuages, cette masse circulaire et grise fendre l'air, avant que leur émerveillement ne se mue en terreur lorsqu'ils réalisent qu'ils en sont en fait les proies. Notre protagoniste est le premier à le comprendre, nous sommes ici très loin du topos vu et revu de l'invasion extra-terrestre ; embusquée derrière son nuage, c'est une véritable bête sauvage qui a fait de ce coin reculé de la Californie son terrain de chasse. Tout le génie horrifique de Peele s'exprime alors, en plus de déstabiliser l'horizon d'attente du spectateur, la brutalité sanguinaire de ce prédateur aérien n'a d'égal que sa rapidité et sa furtivité. Il sait se rendre indétectable par les technologies modernes, et le spectateur se surprendra à craindre que la menace ne surgisse non pas des habituels recoins sombres d'une pièce mal éclairée ou autres sous-sols sinueux et suintants à la James Wan, mais bien de l'immensité d'un ciel éclairé par la lumière du jour.
Il y a également une grande attention portée au son dans ce film ; le seul témoignage du passage de l'entité sont les cris déchirants de ses victimes ingérées vivantes. La scène où l'on aperçoit les visiteurs de Jupiter's Claim en train d'être digérés à l'intérieur du prédateur est d'ailleurs incroyablement réussie, un certain sentiment de claustrophobie s'en dégage. Enfin, il est aussi nécessaire de mentionner le passage où Jean Jacket, stationné au-dessus de la maison d'OJ, régurgite toutes les impuretés aspirées dans son accès de rage, les gouttes de pluies qui tambourinent la vitre sont alors remplacées par les coulées d'un liquide visqueux et sanguinolant (ce qui, au passage, donnera un look d'enfer à la baraque). La mise en scène ingénieuse de cet extrait ne peut laisser le spectateur actif indifférent, et serait capable à elle seule de mettre en valeur le talent du réalisateur.
Bien sûr, le film recourt à des facilités scénaristiques agaçantes (oui, c’est à la foutue mante religieuse que je pense) et certains passages auraient pu gagner en tension et en qualité s'ils n'avaient pas été arrangés sans doute dans le but de plaire à une plus large audience (et j'ai ici en tête la dimension action/aventure que l'œuvre prend vers la fin). Mais il n'en reste pas moins que je préfère souligner les nombreux points positifs de ce film, plutôt que de m'embourber dans une énumération des quelques défauts malheureux sur lesquelles trébuche l'œuvre, cela ne ferait que desservir l'originalité rafraîchissante de Nope.
II/Analyse
La filmographie de Jordan Peele s'adresse à un spectateur actif ; les clefs interprétatives de ses œuvres ne nous sont jamais livrées sur un plateau d'argent, c'est à nous, derrière le malaise et le mystère ambiants, de fouiller l'implicite des signes. Ainsi, nous avons tous en tête les critiques sociétales sur la condition des noirs aux Etats-Unis derrière Get Out et Us, pour ce qui est de Nope, c'est notre société du spectacle qui est remise en question.
Hey, hey, hey. Don't look him in the eyes, please
Le regard est le thème principal du film. Regarder Jean Jacket, c'est le provoquer, de même pour le cheval, amené sur le tournage en début de film, et pour Gordy, le chimpanzé de la sitcom. Regardez ces trois bêtes sauvages dans les yeux, utilisez-les comme des objets de votre soif de divertissement, et vous vous retrouverez assommés par un coup de sabot, tabassés à mort ou bien avalés vivant. La seule chose qui sauve Jupe de la folie vengeresse de Gordy, c'est cette fine couche de plastique qui descend quelques centimètres en dessous de la table sous laquelle le garçonnet s'est réfugié.
Mais Jupe a-t-il compris la leçon ? A-t-il compris que des limites doivent être posés à l'entertainment ? La réponse à cette question nous apparaît bien avant que l'on découvre l'attraction principale de Jupiter's Claim, dans la scène la plus énigmatique de l'œuvre. Pendant que l'entièreté du casting de Gordy's Home se fait massacrer, la seule chose qui retient l'attention de Jupe, c'est cette ballerine rose, sans doute arrachée du pied de celle qui jouait sa grande sœur, qui parvient à tenir dans un équilibre vertical parfait. Etrangeté du hasard, miracle peut-être ? Quoi qu'il en soit, c'est cette anomalie qui va captiver le regard de Jupe - allant jusqu'à faire de cette chaussure la pièce maîtresse de son musée personnel - et il ne tirera aucune leçon morale de cet évènement. Son esprit a choisi la facilité : glisser à travers le traumatisme, la violence du réel, par le biais du divertissement, de la fascination pour l'incongru, ce qui va conduire à sa mort et celle d'une dizaine d'innocents des années plus tard. Jean Jacket est apparu à Jupe comme un rappel du passé, une punition surnaturelle contre son orgueil.
What's a bad miracle
Cette question surprend quand on sait qu’elle nous vient d’un personnage aussi terre à terre qu’OJ, pourquoi invoquer le divin face à cette apparition d’ovni ? Cette réplique signifie bien que la présence de Jean Jacket est porteuse d’un message, d’une signification. Il est impossible de ne pas déceler une inspiration lovecraftienne dans ce film, avec cette entité fantastique, mi-extraterrestre, mi-divine, à l’apparence extraordinaire, pour ne pas dire incompréhensible. Etrange coïncidence, le design de Jean Jacket dans la seconde partie de l’œuvre correspond assez bien aux illustrations de l’Allemand Jopfe Tez qui s’est amusé à reproduire le look cauchemardesque des anges selon l’Ancien Testament. Ne peut-on pas voir aussi Jean Jacket comme ce mauvais miracle, cette punition divine envoyée sur Terre du jour au lendemain pour rappeler l’Homme à l’ordre ?
We don't deserve the impossible
Il faut se rappeler le lent zoom avant qui ouvre l’œuvre : nous nous trouvons en plein dans la gueule du monstre, en train de s’avancer vers la projection d’un film en noir et blanc montrant un noir à cheval. Em affirmera plus tard que ce très court métrage peut être considéré comme le premier film ayant jamais été créé. Peele nous montre ainsi d’emblée que ce qui se trouve au cœur du monstre : c’est le cinéma, représenté métonymiquement par le premier film au monde.
Jean Jacket avale les spectateurs trop curieux, trop avides de divertissement. Comment ne pas voir dans le motard qui apparaît vers la fin du film la représentation même du spectateur-consommateur contemporain. Son visage nous est caché, comme le public anonyme de toute œuvre, et son casque reflète tout, comme s’il ne pouvait se définir que pas l’extérieur. Vidé de toute intériorité, il harcèle nos protagonistes avec sa caméra ; nul besoin d’argumenter davantage sur le parallèle à dresser avec ce qui anime aujourd’hui le fonctionnement des réseaux sociaux.
Incarnation du cinéma ? Créature envoyée sur Terre pour punir une sorte de huitième péché capital apparu avec notre société du spectacle ? La différence n’est pas à faire, à travers Jean Jacket, Peele confronte secrètement ses spectateurs à leur propre habitude de consommation ; dans une société où on ne finit pas de dénoncer les travers de la malbouffe, de la production industrielle, de la surutilisation des médias, on oublie trop facilement que les caprices de l’ultra-capitalisme se répercutent également dans le domaine de l’art.
Jean Jacket est là pour rappeler à l’ordre l’Homme et son hybris, celle qui lui laisse croire qu’il peut soumettre sans limite n’importe qui, n’importe quoi, à sa soif de divertissement, et espérer s’en sortir sans conséquences ; et c’est peut-être ce rappel à l’ordre qui constitue l’aspect le plus horrifique de l’œuvre…