Le Fil
Dans le dernier mouvement du film, alors que notre regard a fini par s’habituer au soleil filtré par les carreaux de l’hôpital Tenon, aux mots tendres ou plus brutaux des médecins posant un...
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le 17 nov. 2023
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Claire Simon l'explique en filmant ses pas dans les rues de Paris, alors qu'elle se rend à l'hôpital Ténon : l'hôpital, elle connaît puisqu'elle a accompagné son père vers la mort de longs mois. On va découvrir qu'elle a une autre raison d'y aller au moment où elle se lance dans ce projet qui consiste à parler du corps des femmes à l'hôpital. Plus précisément de tout ce qui touche à ce qui est spécifiquement féminin : l'utérus, les seins, les hormones, les règles, la ménopause...
Pour chaque sujet abordé, Claire Simon montre deux exemples. Le film s'ouvre avec l'IVG, concernant une toute jeune fille, en seconde, qui n'a pas utilisé de préservatif lors d'un premier rapport. Réaction rude des parents, panique de la jeune fille qu'on ne voit que de dos. Ecoute patiente de la soignante. Lui succède une autre jeune fille, bien moins ébranlée : cette IVG là ressemble presque à une formalité. Il fallait sans doute montrer les deux visages possibles de la chose.
On passe ensuite à la transidentité, sujet tendance, avec une fille qui veut devenir garçon (à qui on recommande de congeler ses ovocytes, très instructif) puis un garçon qui veut devenir fille (qui trouve qu'il n'a pas assez barbe, ce qui ne lasse pas de surprendre).
C'est ensuite l'endométriose qui est abordée, sujet douloureux s'il en est pour les femmes. La première, une libraire trentenaire, est poignante, elle évoque les douleurs qu'elle ressent lors de l'acte sexuel, qui espacent les rapports alors qu'elle est mariée à "un mec que [j']adore". Lorsque le médecin propose de réduire la douleur avec l'effet secondaire probable de la perte du désir, elle lance cette phrase sidérante, en substance : "j'y ai bien réfléchi je vous assure... je préfère avoir mal que de renoncer au désir". Le deuxième cas, c'est une enseignante en reconversion qui veut faire primer son métier sur sa santé. Le médecin l'en dissuade. La scène suivante va nous montrer l'opération chirurgicale consistant à enlever l'endométriose, sous la direction d'un grand ponte. Claire Simon ne filme pas l'opérée directement mais les écrans qui montrent l'intérieur de son corps, ainsi que les gestes très mesurés des médecins. De nouveau étonnant.
L'infertilité est alors abordée, avec deux couples hétéros qui vont recourir à une FIV. Injections régulières pour madame, spermogramme pour monsieur, puis recueil de la semence. Celle-ci est analysée en termes de nombres de spermatozoïdes et de pourcentages de vivants. Puis, Claire Simon montre la fécondation : une opératrice attrape un spermatozoïde exactement comme avec un filet à crevettes, ce spermatozoïde étant ensuite guidé vers l'ovule. Plus qu'étonnant cette fois : fascinant. Enfin, l'implantation le jour J, qui n'empêche pas de faire des courses ou de faire l'amour en rentrant si on a envie ! Le film ne manque pas de préciser que le pourcentage de réussite est très faible. Une quadra s'en épanche, inquiète de ce taux réduit à son âge.
Puis, bien sûr, le cancer, pour lequel nous verrons plus de deux cas. Celui de l'utérus, pour une jeune femme qui ne parle pas français : le médecin use d'un espagnol très approximatif pour lui expliquer que le traitement risque fort de la rendre stérile. La barrière de la langue empêche le médecin de mettre les formes que les soignants mettent le plus souvent : c'est via Google traduction que la jeune femme apprend la mauvaise nouvelle. On verra aussi un couple dont la femme a un cancer alors qu'elle est enceinte : le sujet avait longuement été abordé par Solveig Anspach dans Haut les coeurs ! On assiste à sa chimio, alors que son mari, probablement graphiste, dessine les immeubles au-dehors pour se détendre... La femme explique que de toute façon on a toujours dit aux femmes que c'était normal qu'elles souffrent... Enfin, le cancer du sein, qui met en scène la cinéaste elle-même ! Elle a choisi de filmer le moment où elle reçoit les résultats de sa biopsie. Perdre ses seins semble inévitable, la chimio aussi, la reconstruction n'est pas acquise : la réalisatrice s'effondre. Il semble que ça se soit bien passé finalement puisque le film s'achèvera sur Claire Simon dont les cheveux ont repoussé et qui a gardé quelques formes...
On verra aussi deux accouchements (ça, je connais, j'ai donc activé l'avance rapide), le cas de la ménopause chez une femme trans (sujet auquel on ne pense pas spontanément !), celui d'une fumeuse invétérée qui explique que la cigarette est son seul plaisir (la médecin tente de négocier : vous pouvez réduire peut-être ? si vous fumez 30 cigarettes les 30 ne vous donnent pas énormément de plaisir ?), celui d'une vieille femme qui a récupéré ses jambes mais se sent malgré tout rabaissée car ayant perdu de l'autonomie, une opération où l'on endort la patiente (productrice de Claire Simon si j'ai bien compris) au son d'Erik Satie.
Et enfin une femme sur le point de mourir, séquence très émouvante. L'oncologue explique à sa patiente que les traitements semblent ne plus fonctionner, qu'il va falloir les interrompre, passer en soins palliatifs oui, mais que c'est elle qui décidera. La vieille malade l'a senti par elle-même, a commencé à organiser ses obsèques. "Je vous ai bien tapé dessus et vous avez été très courageuse, vous ne vous êtes jamais plainte. Mais parfois la maladie est plus forte que la médecine et que votre volonté" souffle la médecin en substance. Très émouvant.
Quelques scènes supplémentaires ont été insérées : l'une avec le grand ponte en réunion avec ses médecins qui tranche sur chaque cas, l'autre à l'extérieur de l'hôpital pour une manifestation... mettant en cause ledit grand ponte. Ce n'est pas dit, je ne l'ai découvert qu'après coup. Il fallait évoquer les abus de pouvoir des gynécologues puisque plusieurs affaires sont sorties sur le sujet. En effet, il semble normal de demander le consentement de la personne avant de toucher ses parties intimes, surtout lorsqu'on est un homme. Moi qui suis dans la musique, le Conservatoire nous rappelle bien que dès qu'on touche un(e) élève on doit recueillir son assentiment. Alors pour un gynéco !... Le doigté s'impose encore plus, si j'ose dire.
Cette séquence est bienvenue car, il faut bien le dire, les soignants sont exemplaires d'un bout à l'autre du documentaire. Et forcément, il y a un biais : si j'étais médecin, me sachant filmé, je veillerais à donner une image positive de ma façon de faire. Pas de risque que je me montre tranchant, indélicat ou négligent ce jour-là ! Parlant à une mourante, je serais tenté de lui tenir la main - et je trouve le film à cet endroit un peu manipulateur, cherchant à créer une émotion un peu facilement. Je ne prétends pas que tout est fabriqué, mais le biais est inévitable. Peut-être suffit-il de garder en tête que l'image des soignants donnée par ce film est sans doute enjolivée... Chacun, probablement, chacune surtout, a en tête moult exemples de médecins absolument pas à l'écoute, voire carrément abrupts, notamment dans les domaines abordés ici : pour mon expérience, un médecin qui, fasse à une femme en pleurs car elle vient de faire une fausse couche, hausse les épaules en lâchant "c'est comme ça, dans la vie y a des hauts et des bas" ; un autre qui emmène une femme au bloc pour une césarienne en regardant un match de foot sur son téléphone. Sans parler des opérations business, absolument pas nécessaires mais qui permettent de faire du chiffre. Notre corps ne montrera pas le côté obscur de la force. Ce côté fatalement partial du film rend d'autant plus nécessaire la scène de manifestation devant l'hôpital.
L'autre réserve que j'aurai, c'est quand même la durée du film : près de 3h, il faut se les envoyer, et j'ai parfois été bien content d'avoir la télécommande à portée de la main (d'autant que pour certaines scènes il faut avoir le coeur bien accroché). Je comprends évidemment la nécessité de prendre son temps, de ne pas couper. Peut-être eût-il fallu réduire un peu le nombre de cas évoqués ?
La conclusion du film est assez belle : le point commun qu'ont toutes ces femmes, nous dit Claire Simon, c'est que leur histoire à chacune est unique. Chaque soignant voit défiler des cas, mais pour chaque cas l'enjeu est gigantesque. C'est ce que doit toujours garder en tête le personnel de cet hôpital, forcément menacé par la routine, le stress ou la fatigue.
Précisons pour finir que tout le monde est masqué puisque le film a été réalisé en pleine période de Covid. Seul un médecin demande systématiquement à ses patients de montrer leur visage "pour pouvoir [les] reconnaître la prochaine fois". Frustrant, en effet, de ne pas voir la totalité des visages. En même temps, cette contrainte apporte au film une étrangeté qui n'est pas inintéressante.
Après Gare du Nord, Le concours, Claire Simon confirme en tout cas son talent de documentariste. Il faut que je voie Récréation aussi, le sujet m'attirant depuis longtemps. L'atmosphère doit y être très différente... Passer ainsi d'un milieu à un autre, voilà qui doit rendre ce métier passionnant.
7,5
Créée
le 6 sept. 2024
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