Il arrive que des déconvenues de visionnage puissent parfaitement rentrer en résonance avec les intentions d'un film. J'ai ainsi regardé les 20 premières minutes sans aucun son, pensant naïvement qu'il était osé de titrer un film muet "Notre musique". Je n'avais pas tout à fait tort. Si l'entièreté du film est évidemment sonorisée, Godard joue constamment avec des obstacles qui viennent entraver notre expérience, mais qui, paradoxalement, renforcent le portée universelle de son propos.
Le principe du cinéma, aller à la lumière et la diriger vers notre nuit, notre musique.
Cette phrase, énoncée par Godard lui-même, résume parfaitement toute sa démarche. Le réalisateur entend ici délivrer un message puissamment humaniste en nous questionnant continuellement sur la violence qui anime l'espèce humaine et sur la force du dialogue et de l'esprit, seul "critère" légitime susceptible d'évaluer justement la victoire ou la défaite des peuples. Notre musique se décompose ainsi en trois actes, des Royaumes comme il l'appelle : l'Enfer, le Purgatoire et le Paradis.
Le premier Royaume utilise le pouvoir de l'image en juxtaposant méticuleusement des images fortes illustrant toute la barbarie qui nécrose notre Histoire. Des massacres, des animaux en fuite, des amoncellements de corps inanimés et des scènes de guerres de toutes les époques, qu'elles soient réelles ou imitées par des enfants... Le montage, presque stroboscopique, imprime sur nos rétines l'horreur sans nous laisser de répits. Des batailles teutoniques au conflit afghan, le caractère cyclique des événements qui se répètent inexorablement apparait ici comme ancré dans notre ADN.
Le second Royaume utilise le pouvoir de l'esprit. Ce n'est pas un hasard si la toute première personne prenant la parole soit un traducteur donnant la réplique à Godard. Le réalisateur se met en scène tout en sachant s'effacer du cadre, conférant à ses personnages le statut de relais de la pensée d'humanistes qui l'influencent. Les paroles de Sébastien Castellion, d'André Malraux, ou d'Hannah Arendt sont autant d'arguments d'autorité qui viennent à la fois renforcer son essai, mais également en souligner ses limites.
Le Palestinien Mahmoud Darwichn, poète très engagé, intervient même directement en nous offrant un dialogue fascinant sur le réel terrain de bataille du conflit israélo-palestinien. Cette conversation en langue étrangère (hébreux, me semble-t-il) n'a pas bénéficié de sous-titres (j'ai pu m'en procurer des officieux), comme s'il s'agissait d'un aparté uniquement destiné aux belligérants concernés. Ce n'est d'ailleurs pas la digression linguistique excluante du film.
Lorsque Godard intervient enfin, au travers d'un habile exposé sur la grammaire cinématographique employé pour décrypter des faits historiques, il fait preuve d'un certain didactisme sans jamais rendre la démonstration fastidieuse. Au contraire, elle prend un caractère ludique qui rend le passage très inclusif. D’ailleurs, ce que j'aime beaucoup dans toute cette seconde partie du film, c'est son rythme extrêmement bien ciselé. Godard laisse aux multiples graines de réflexion qu'il sème le temps de germer, entrecoupant des moments forts avec des passages plus "anodins"; du moins plus palpables. À l'instar d'une visite du pont de Mostar en reconstruction, symbolique à plus d'un titre.
Enfin, le troisième royaume utilise le pouvoir de l'imaginaire. Un sacrifice pour la paix ouvre les portes d'un paradis surveillé par des marines américains armés d'armes automatiques. Seule "échappatoire" : fermer les yeux; non pas pour se dérober de la réalité, mais au contraire pour tenter de se représenter l'idéal vers lequel nous devons nous projeter.
Notre musique est un essai humble, riche qui éveille en nous des réflexions profondes. Pari réussi pour Godard !