Il est rapidement question de liqueur de prune dans le dernier film de Kore-Eda. Le secret de fabrication d’un alcool comme seul fil encore tendu entre les générations, quand tous les autres se sont distendus, perdus ou cassés.


Étant un amateur relativement éclairé de tout ce qui ressemble à un breuvage contenant un degré d'alcool légèrement supérieur à ce que propose habituellement un verre de limonade, je ne vois qu’une explication à mon niveau d'appréciation du film, curieusement élevé comme les degrés de l’eau de vie en question: la fameuse liqueur a forcément altéré mon état de perception, au moins pour le temps de la projection.
Vous savez, ce court moment où vous vous sentez parfaitement bien, en symbiose avec les autres êtres humains, quels qu’ils soient et quelques soient leurs défauts, où vous vous sentez en accord avec le monde et même, pourquoi pas, les soirs de grande forme, avec l'univers lui-même. En général cet état est plutôt bref, et devance de peu celui où vous avez soudain envie de parler de vous et de vos sentiments profonds, et l’étape suivante inévitable qui embarrasse encore plus votre entourage: votre envie de faire pipi avant de vomir.
Ici, l'élixir en question est sans doute d'une qualité rare, car le moment de grâce dure deux bonnes heures, et n'est suivi d'aucun effet secondaire. Assez royal.


Enivré j'ai dû être car presque dès le départ, je me suis senti à l'aise, chez moi, au chaud, dans ces villages et campagnes, buvettes et restaurants, villages côtiers et montagnards, ces vieilles maisons en bois peuplées de grillons des cavernes qui servent de décors à l'histoire de ces trois sœurs qui en accueillent une quatrième, jusqu'alors inconnue.
C'était soit l'effet de la liqueur, soit le talent du réalisateur, mais à la limite, l'histoire pouvait n'avoir aucun intérêt, j'étais particulièrement bien dans ce Japon terriblement proche et chaleureux.


Enivré je l'ai forcément été, puisque pratiquement d'entrée de jeu, je me suis senti à ma place au sein de cette famille atypique, fratrie féminine aux racines (de pruniers ?) enfouies, nécessitant un sérieux coup d'entretien pour démontrer sa vigueur. Sachi, Yoshino, Chika et Suzu se sont imposées en quelques secondes comme des sœurs exotiques dont j'ai apprécié en une seconde les traits de personnalités, les limites et les bonheurs.
C'était soit l'effet de la liqueur, soit le talent du réalisateur, mais à la limite, leur parcours pouvait ne présenter aucun intérêt, j'étais chez moi au milieu de leurs disputes et de leur complicité.


Enivré, au fond, que je le fus ou pas, ça n'avait pas beaucoup d'importance, puisque tout ce que je trouvais dans le film, au fur et à mesure de son déroulement, était sincèrement bel et bon. Tout y était si minutieusement et amoureusement cadré, écrit, joué, et parce que les écarts de conduite étaient bien rares (deux ou trois scènes, peut-être, qui imposent leur candeur par l'appui d'une musique soudain vaguement insistante, dont celle qui a servi à l'affiche du film) la simplicité du récit --l'accueil et l'adaptation d'une ado dans une maison de jeunes adultes, et leurs relations avec l'extérieur-- devenait donc nectar qu'aucune gorgée supplémentaire ne pouvait rendre malade.


L'ivresse ressentie était donc assez divine.
N'étant pas japonais et encore moins une fille, je me demandais quand même au bout du compte ce qui avait pu à ce point me toucher.
N'ayant comme seul point d’accroche avec le récit que le possible amour de la fameuse liqueur de prune évoquée plus haut, je devais finalement le rendre à l'évidence: en fait, le type qui avait écrit, monté et mis en scène ce "Umimachi diary" devait décidément avoir un sacré talent.

Créée

le 19 mai 2016

Critique lue 1.7K fois

71 j'aime

30 commentaires

guyness

Écrit par

Critique lue 1.7K fois

71
30

D'autres avis sur Notre petite sœur

Notre petite sœur
B_Jérémy
8

Le raffinement tout en délicatesse d'Hirokazu Kore-Eda

-Maman est une imbécile!!! J'aurais voulu passer plus de temps avec elle. -Si tu veux, tu peux me parler d'elle. -Moui... -Suzu, tu peux rester avec nous pour toujours. -Je veux rester...

le 23 févr. 2020

44 j'aime

13

Notre petite sœur
Christoblog
10

Magnifique.

Quel autre cinéaste qu'Hirokazu Kore-Eda est aujourd'hui capable de filmer la beauté du monde ? Depuis que Malick est parti en vrille dans sa trilogie émoliente, la réponse est claire :...

le 28 oct. 2015

31 j'aime

3

Notre petite sœur
Docteur_Jivago
9

Le Temps des Cerises

Notre Petite Sœur donne l'impression de voir Kore-Eda s'interroger sur l'état de notre monde, et surtout de l'humain, de l'individualisme ou encore des valeurs qui semblent se perdre, comme Ozu avec...

le 26 oct. 2017

30 j'aime

7

Du même critique

Django Unchained
guyness
8

Quentin, talent finaud

Tarantino est un cinéphile énigmatique. Considéré pour son amour du cinéma bis (ou de genre), le garçon se révèle être, au détours d'interviews dignes de ce nom, un véritable boulimique de tous les...

le 17 janv. 2013

343 j'aime

51

Les 8 Salopards
guyness
9

Classe de neige

Il n'est finalement pas étonnant que Tarantino ait demandé aux salles qui souhaitent diffuser son dernier film en avant-première des conditions que ses détracteurs pourraient considérer comme...

le 31 déc. 2015

318 j'aime

43

Interstellar
guyness
4

Tes désirs sont désordres

Christopher navigue un peu seul, loin au-dessus d’une marée basse qui, en se retirant, laisse la grise grève exposer les carcasses de vieux crabes comme Michael Bay ou les étoiles de mers mortes de...

le 12 nov. 2014

299 j'aime

141