Oeil pour oeil, gant pour gant
En parlant de "Marqué par la Haine", j'avais évoqué la forte probabilité pour que Wise ait réalisé le meilleur film sur la boxe de tous les temps. Je viens de me rendre compte que ce n'était qu'à moitié vrai. En fait, il est à l'origine des deux meilleurs films sur la boxe jamais conçus. Le fidèle biopic et la petite série B.
"The Set-Up" est une petite merveille à tous les niveaux, faisant allègrement étalage du talent soucieux de Wise pour le détail, l'installation des ambiances, l’enchaînement des faciès marqués et marquants, la valse des tensions joueuses, de la douce mélancolie, de la fureur naissante, du glapissement orgiaque, le tout enrobé de son intarissable don de conteur, tout en douceur bienveillante et en sarcasme turbulent.
Ce court film au rythme millimétré se permet toute une première partie de déambulations, où la boxe ne prend forme que dans les jappements hystériques d'une foule avide vautrée dans les plaisirs de la sueur et du sang, accompagnée d'une symphonie de tic-tacs provenant de multiples cadrans, comme décomptant le temps restant d'une bombe à retardement.
Une femme hurle son mépris, balafrée d'un rictus hargneux, un homme aveugle savoure chaque commentaire violent comme le plus succulent des mets, un être bedonnant s'empiffre des quantités de friandises diverses provenant de sachets bariolés en parfaite harmonie avec sa chemise rayée, une tête marquée d'yeux exorbités profite des pauses entre deux coups pour suivre un match de baseball à la radio au milieu des hurlements tempétueux, l'ensemble dépeignant une galerie saisissante, masse sismique de fauves excités devant un bout de bidoche écarlate.
Au milieu de la meute, placide, calme et stoïque, le personnage principal, Stocker, incarné par Robert Ryan saisissant d'un charisme attachant, erre sans le moindre repère, déchiré entre la promesse d'une vie de tendresse et le besoin d'éprouver sa ténacité au milieu des cordes. La caméra s'accroche à sa face burinée et son regard lassé, gardant en son fond les restes d'une étincelle explosive qu'on sent à fleur de poings. Assis sur son banc, attendant son tour pour entrer dans la fosse, il assiste au défilé des vainqueurs et vaincus, suite d'ombres désincarnées, de gueules en sang, de larmes à l'oeil ou de sourires béats, d'exultants ou d'assommés. Stocker est un vestige, mais il a ce petit truc qui rappelle le volcan antédiluvien couvant son éventuelle renaissance dans une probable éruption.
Et il entre dans l'arène, enfin, au milieu d'une marée humaine agitée et braillante, l'oeil amusé et l'attitude désabusée, se faisant l'espace d'une seconde le reflet rapide d'un Wise taquin. Son regard est encore déchiré, entre son adversaire qu'il est sensé défoncer et la place vide occupée par le fantôme de son aimée, femme désolée traînant sa peur dans les rues sombres, à l'écart des détonations de ces coups à assommer un apatosaure.
La cloche sonne et il s'engage.
C'est ma seconde critique d'un film de boxe réalisé par Wise et c'est la seconde fois que je me permets d'affirmer qu'il livre ici ce que je pense sincèrement être le meilleur film de boxe jamais pensé et conçu. Une série B, rien qu'une petite série B... Mais d'une finesse et d'une technique bluffantes, de la photographie superbe à la mise en scène d'exception. C'est jouissif, touchant et captivant au possible à tel point que j'ai déjà envie de me le remater. Le meilleur film de boxe oui, qui ne sera égalé qu'une fois, 7 ans plus tard, par Wise lui même.