Nous nous sommes tant aimés est un de ces films dont il est difficile de parler autrement qu'en reprenant son propos. Un film à thèse, normalement, court de nombreux risques, notamment celui d'un trop grand schématisme, d'un recours lourd au symbolisme, etc... Ce film utilise constamment le symbolisme, avec de grosses prises de risque, mais il réussit à éviter les écueils, en ajoutant une dimension supplémentaire : celui de la cruauté du temps, qui livre ses assauts contre les individus et leurs rêves. On commence sa jeunesse à combattre des nazis dans la neige, et on se retrouve à se chamailler comme un vieux schnock sur un parking avec son pote communiste, que l'on a fait pleurer parce qu'on a tous trop bu et parce que la dernière remarque que l'on a fait était cruelle mais vraie.
Oui c'est facile de dire ce qu'il y a dans le film, mais ici c'est vraiment difficile de dissocier le contenu du reste. Parce que c'est un film viscéral.
Pourtant il y a beaucoup d'inventivité, au niveau de la forme. D'abord parce que le film, qui suit l'évolution de trois amis sur 30 ans, utilise comme jalons l'actualité politique, mais aussi l'histoire du cinéma italien. Les points de repère sont donc : le néoréalisme et les débats qu'il suscite, le tournant onirique de Fellini, Antonioni et l'incommunicabilité des êtres.
Le film utilise aussi le symbolisme, un symbolisme qui par écrit sonnera téléphoné, grandiloquent, alors que par miracle, il fonctionne à l'écran. On commence en noir et blanc pour le passé et en couleur pour le présent, avec une scène pivot où la couleur revient progressivement. Il y a aussi ce procédé qui, dans une scène de groupe, fait passer la plupart des protagonistes dans le noir, ne conservant qu'un projecteur sur un acteur qui dit ce que son personnage pense secrètement. Il y a aussi quelques adresses directes au spectateur. Et aussi d'autres recours au symbole, comme la scène de danse dans le noir de Gianni et Luciana, celle du dialogue de Gianni avec sa femme défunte dans une casse automobile, ou encore la sortie du père dans une improbable cage métallique manoeuvrée par une grue (métaphore de son impotence de bourgeois décati).
Mais la vraie force du film, ce sont ces petites trouvailles véristes qui révèlent énormément de la situation sociale et émotionnelle dans laquelle se trouve un personnage, comme la pelletée de gravier que le fils de Luciana verse par jeu dans la main d'Antonio. Et la justesse de cette myriade de petits détails met souvent les larmes aux yeux.
Car ne nous voilons pas la face : Nous nous sommes tant aimés est un film où il fait bon pleurer, d'aucuns le qualifieront de mélo. C'est une charge en règle contre l'hypocrisie de la démocratie chrétienne de De Gasperi et du monde des affaires (notamment l'immobilier), qui ne laisse aux êtres que deux choix : broyer et être hypocrite ou être broyé et rester intègre. La violence sociale qui y est présente est parfois incroyablement forte (la scène de la pension est l'exemple qui vient en premier, mais il y en a bien d'autres).
J'ajoute qu'il est rare qu'une bande-son au piano et clavecin me parle, mais ici, la musique colle parfaitement à l'atmosphère du film. De ce point de vue le montage force le respect. La performance d'acteurs est très profonde, mais le travail de mise en scène derrière est d'une grande précision et d'une ambition assez folle.
Résumons : Nous nous sommes tant aimés est donc un film qui traite des choix qu'il faut faire entre idéalisme, opportunisme et nécessité de faire bouillir la casserole à spaghettis. Il prend le meilleur du néoréalisme et se permet des raccourcis symboliques pour servir son propos. Et contre toute attente, ça marche complètement.
Synopsis.
Deux amis arrivent dans une voiture déglinguée devant une maison luxueuse. Ils viennent voir leur ami Gianni, pensant qu'il est portier. Par-dessus la haie, il voit que c'est le propriétaire, qui va faire un plongeon. Pause, on nous dit que Gianni finira son plongeon à la fin du film. Flashback 30 ans en arrière. Un groupe de résistants italiens tend une embuscade dans la neige aux nazis.
Antonio reste ambulancier à cause de ses convictions socialistes, après que De Gasperi ait chassé les socialistes et les communistes du gouvernement. Il a un béguin pour Luciana, une jeune femme qui voudrait devenir actrice. Il retrouve Gianni, qui végète comme secrétaire d'un avocat qui fait de la politique. Le jour de la défaite électorale des socialistes, Gianni annonce à Antonio que lui et Luciana s'aiment.
Nicola Palumbo, le 3e larron, relate les débats passionnés autour du Voleur de bicyclette, condamné par les socio-démocrates. Ayant défendu le film, il perd son emploi et sa femme. De son côté, Gianni refuse de défendre un patron exploiteur, mais sa fille Elide lui fait de l'oeil. Luciana le voit partir avec la famille en voiture. Peu après elle revient auprès d'Antonio, mais tombe sous le charme de Nicola, intellectuel gramscien passionné de cinéma. Luciana tente de se suicider et est expulsée de sa pension. Scène pivot des trois amis qui partent chacun de leur côté d'un carrefour où un infirme dessine une Vierge alors que le noir et blanc laisse la place à la couleur.
On retrouve Gianni, intégré à la famille bourgeoise pour l'inauguration d'un immonde HLM. Puis Nicola, professeur qui passe à la télévision dans un jeu, grâce à sa culture immense. Mais emporté par son orgueil, il perd à un quitte ou double. En ambulance, Antonio voit le tournage de La dolce vita de Fellini. Il croise Luciana, qui parle avec Mastroianni. Fellini veut la faire tourner dans la scène du night-club. Antonio, lui a été rétrogradé pour avoir frappé une bonne soeur qui lui a parlé politique. Il rencontre le mari de Luciana, un mufle. Ils se battent, et il rentre dans sa propre ambulance.
1964, La notte d'Antonioni. Gianni prend le contrôle des affaires du père, trop encrassé dans ses combines. Edile lui annonce qu'elle a un amant, Gianni la fuit. Elle meurt dans un accident d'automobile. Lors d'une remise de prix scolaires, Nicola assiste à un discours de Vittorio de Sica, qui valide la réponse qui lui avait valu de perdre à son jeu télévisé. La voiture de Gianni est bloquée par une petite Fiat 500, elle aussi bloquée. Il manoeuvre les voitures. Antonio le voit, et croit qu'il est gardien de parking. Il propose qu'ils se revoient à leur gargotte. Il finit par accepter. Antonio et Nicola ressemblent à de vieux schnocks. Ils errent dans la voiture pourrie de Nicola et retrouvent à une veillée Luciana. Gianni profite d'un instant pour la prendre à part et essayer de raviver son amour, mais elle dit que c'est du passé, qu'elle aime désormais Antonio, avec tous ses défauts.