Ce n’était pas gagné, pourtant. J’avais juste décidé que je voulais voir « un film » -- voilà, n’importe lequel, ce qui passait. Au Champo, la prochaine séance était dans plus d’une heure. Idem au Reflets Médicis. Et la Filmothèque ? Ah, à la Filmothèque, il y avait Double indemnité ou Nous nous sommes tant aimés. Donc, pour commencer, il y a eu le rôle du hasard, et après, l’hésitation. J’aime les films noirs – plus, a priori, que les comédies italiennes. Bon, là, Double indemnité, je l’avais déjà vu. J’ai fini par choisir l’autre film, en me disant qu’il valait tout de même mieux découvrir une œuvre nouvelle plutôt que de rester fixé sur les mêmes choses. Et puis, sur l’affiche, j’avais reconnu Stefania Sandrelli, que j’avais vue (seulement!) dans le second Brancaleone. Et Stefania, bon...
Mais pourtant, c’était d’autant moins gagné que moi, accusez-moi de superficialité si vous voulez, mais mes goûts me portent surtout vers l’étrange, le fantastique, le surréalisme... et pas trop vers la vraie vie, les grands thèmes universels, tout ça. Alors, si on m’avait dit « C’est un film qui parle de l’amitié, de l’amour, des idéaux politiques et de la manière dont on en vient insensiblement à les renier, du temps qui passe, de l’histoire de l’Italie, du cinéma et des rêves qu’on y projette ( ! ) », pas sûr que j’aurais eu d’autre réaction qu’un haussement d’épaules. De toute manière, je n’en savais rien, et je suis entré dans le cinéma en me disant que ce serait surement un moment sympathique, mais pas grand-chose de plus.
D’ailleurs, si j’en avais la possibilité, je devrais toujours regarder les films en ne sachant absolument rien de ce que je vais voir. J’ai constaté à maintes reprises que cette ignorance-là permettait au film de se déployer dans mon esprit avec le maximum d’effet.
Ici, par exemple, sans elle, aurais-je eu la même impression délicieuse d’un bloc de temps énorme qu’un inexplicable tour de magie a fait rentrer en deux heures de film ? Oh, Scola est sans doute un maître du jeu avec le temps, et il faudrait que j’observe de près comment il fait ça. Mais je crois tout de même que mon ignorance préalable l’a un peu aidé. Je ne savais pas que le film allait couvrir trente ans ; je ne savais pas que nous n’allions pas en rester à l’immédiat après-guerre ; je ne savais pas qu’il y avait une première moitié en noir et blanc et l’autre en couleurs ; enfin bref, je ne savais rien ! Et à la fin des deux heures, j’avais le sentiment merveilleux d’avoir bel et bien suivi ces trois amis sur plusieurs décennies. A chaque fois que j’y ai repensé, je me suis demandé « Comment il fait ça ? » Car je crois me souvenir à peu près de l’intégralité des scènes, et de leur succession. Je me les remémore, je vois que (fatalement), il n’y en a pas tant que ça, et je me demande : comment ce récit au volume (nécessairement) assez limité a pu me donner une telle impression de déploiement du temps ? J’ai presque peur, en fait d’examiner le film de trop près, peur que ce sentiment jubilatoire ne s’évanouisse si je comprends les ressorts du tour de magie -- qui apparente aussi le film à un de ces rêves qui nous persuadent, en quelques minutes, d’avoir vécu une durée bien plus longue...
D’ailleurs, au nombre des ressorts les plus en évidence, il y a plusieurs procédés formels qui sont une part essentielle de l’identité du film. Alors que bien souvent, des astuces formelles très visibles peuvent être des éléments certes excitants d’une œuvre, mais en dernière analyse adventices, et qu’on pourrait lui retirer sans grand dommage, ici, lorsque je me prends à imaginer un Nous nous sommes tant aimés sans eux, je suis stupéfait de constater à quel point cette hypothétique version alternative me semble terne, sans saveur. Ils sont pourtant utilisés avec parcimonie (et il faut, dans ce cas précis, s’en féliciter). Mais surtout, surtout, bien loin de jouer l’épate-spectateur, ils sont toujours au service de l’humanité des personnages.
Prenons l’astuce scénique empruntée à O’Neill, qui consiste à isoler provisoirement un personnage alors seul éclairé, et qui exprime ses pensées à voix haute alors que tous autour de lui sont figés. En passant, notons l’élégance de Scola-Age-Scarpelli, qui d’une part prennent soin de reconnaître d’abord leur emprunt au sein du récit lui-même, en faisant de Luciana et Antonio des spectateurs de la pièce qui d’ailleurs vont discuter ensuite de ce procédé, et d’autre part l’intègrent une première fois au film sous forme de simulacre, les mêmes personnages jouant d’abord à se comporter comme ceux de la pièce, au cours d’une des seules scènes de déclaration d’amour au cinéma qui, en dépit (ou pas) de sa simplicité, me donne une boule dans la gorge. La première utilisation réelle du procédé par la réalisation elle-même survient ensuite comme une surprise à la fois pleine de légèreté et pourtant cruelle, puisqu’elle accompagne le coup de foudre de Luciana et Gianni. La déclaration d’amour avait été jouée, mais lorsqu’on passe du jeu à la réalité, c’est pour voir ce même amour se briser.
Il est au départ étonnant de constater que l’idée reprise à O’Neill ne sert pas, ici, à nous apprendre grand-chose sur les pensées des personnages. En un sens, tout était déjà évident. Lorsque Gianni et Luciana se rencontrent, la réalisation, le jeu des acteurs et notre habitude de certaines histoires avait déjà parfaitement suffi à nous renseigner en deux secondes. Entendre leurs pensées, ou plutôt, probablement, une transcription verbale de leurs sentiments, n’apporte au fond que des détails. C’est encore la même chose lorsque Antonio apprend que Luciana n’a pas revu Gianni depuis longtemps : nous comprenons alors très bien les espoirs qui s’emparent de lui et n’avons pas besoin de les entendre. Il me semble que l’essentiel n’est pas là. D’une part, ces scènes nimbent des parties entières du film d’une douce irréalité, d’une manière absolument pas gratuite pour un long-métrage qui mêle profondément la vie à la rêverie cinématographique. D’autre part, elles donnent à voir et à entendre la manière dont des sentiments intenses nous isolent provisoirement du monde, en tête-à-tête avec nos désirs et nos espoirs.
Prenons aussi les ruptures du quatrième mur, et la manière dont Antonio viendra nous raconter sa vie, ou Nicola commenter la structure de l’histoire. Elles pourraient être pénibles, prétentieuses. Il n’en est rien et là encore, j’ai le sentiment que c’est, d’une part, dû à la sobriété avec laquelle elles sont employées, et d’autre part aux liens qu’elles entretiennent avec le caractère de personnages dont l’humanité ne fait aucun doute. Antonio nous semble le genre d’homme désireux de nous parler de lui, de partager ses espoirs ou ses peines. Les paroles qu’il adresse au spectateur ne sont pas prononcées, ce qui est si souvent le danger, avec la voix du réalisateur ou des scénaristes : c’est bien la sienne propre et il nous parle, presque, comme à un ami. Idem pour Nicolas, dont les brèves remarques ne sonnent jamais comme celles d’un analyste ironique voulant jouer au plus malin, mais plus simplement et plus probablement comme celles du fou de cinéma qu’il est.
Cinéma qui est d’ailleurs, bien sûr, très souvent présent. A bien y réfléchir, pourtant, il ne concerne que très peu de personnages. Si Nicola vit pour le cinéma, nous ne faisons qu’entrevoir le rêve qu’a Luciana de devenir actrice. Quant à Antonio ou Gianni, ils n’entretiennent au fond que peu de rapports avec lui. On est surpris d’apprendre qu’Age et Scarpelli avaient commencé par écrire une histoire centrée sur un personnage qui deviendrait plus tard Nicola, cinéphile obsédé par de Sica – ce même Nicola qui, malgré sa réelle importance dans l’équilibre du récit, ne fera évidemment pas partie du trio Antonio/ Gianni/ Luciana autour duquel le film, à l’arrivée, est me semble-t-il construit.
Peut-être reste-t-il quelque chose de cette construction, d’ailleurs, car on peut avoir l’impression que le thème du cinéma, s’il donne lieu à bien des scènes marquantes (la reconstitution par Nicola de la scène légendaire du Cuirassé Potemkine, le tournage de la tout aussi légendaire scène de la Dolce Vita, la participation de Nicola au jeu télévisé et son injuste échec final lorsqu’on l’interroge sur Le Voleur de bicyclette...) ne s’intègre pas entièrement à l’ensemble de l’histoire. Mais cette séparation est en partie atténuée justement par les procédés formels évoqués plus haut, qui accentuent la ressemblance entre les histoires vécues par les personnages et ces histoires que l’on raconte au cinéma. Peut-être plus fondamentalement, il me semble qu’on voit surtout ici le cinéma comme une des formes possibles de la passion, à l’instar de l’amour ou d’un idéal politique. J’ai aussi l’impression que Gianni, celui qui trahit aussi bien ses idéaux politiques que son amour initial pour Luciana est aussi celui qui demeure le plus étranger au cinéma, à ce mélange particulier de la vie et du rêve. Et le rêve ou la vision qu’il a d’Elide dans sa voiture a tout, d’ailleurs, d’une occasion manquée, où il reste encore une fois profondément indifférent.
A ce sujet, j’ai trouvé le film d’une grande justesse morale. Les personnages sont toujours regardés avec humanité, mais sans indulgence (particulièrement dans le cas de Gianni). On sent l’amertume du regard que portent Scola et ses scénaristes sur une génération qui a entièrement échoué à accomplir sa tâche historique, mais on sent aussi une bonté fondamentale qui nous interdit de désespérer. A cet égard, l’avant-dernière scène, du rassemblement devant l’école, est magnifique et particulièrement émouvante.
L’interprétation est exceptionnelle, et il est définitivement impossible d’imaginer qui que ce soit d’autre dans ces rôles.
C’est peut-être Manfredi le plus génial de tous, incarnant un Antonio que Jean Gili qualifie de « chaplinien » (ce n’est pas mal vu) et dont Scarpelli dit qu’il est le seul qui ne change pas, et reste fidèle à ses convictions. Manfredi donne corps avec une grande justesse à cet homme ordinaire, souvent comique à ses dépens, mais chez qui on sent une droiture obstinée, nullement exceptionnelle, nullement ostentatoire, mais qui s’accroche, et, autant que possible, ne faiblit pas. Lors de la scène devant l’école, les critiques que lui adresse Nicola sont à la fois légitimes (on est passé du combat pour un monde juste à celui, si local et limité, pour des places à l’école) et entièrement à côté de la plaque. Et lorsque Antonio, vieilli, le regard lourd de fatigue et de résignation, mais pourtant invaincu, entonne avec de jeunes gens le chant de résistants qui accompagnait le début du film, Manfredi touche au cœur.
Si Antonio est celui qui varie le moins, Gianni est peut-être au contraire celui qui change le plus. Et si Antonio apparaît presque comme un clown digne, Gianni, lui, se fige de plus en plus dans une raideur glacée de centurion au milieu du monde qu’il s’est choisi et qui, par contraste, n’en finit pas de se déliter dans le grotesque (on pense au personnage d’Aldo Fabrizi, qu’on doit finalement suspendre pour qu’il se déplace), où son beau-père apparaît de plus en plus comme une sorte de démon aux allures batraciennes, ricanant de ses hypocrisies. Entre-temps, Gassman nous a fait passer du séducteur brillant un peu hâbleur à l’homme encore pétri de remords, mais qui s’arrange sans cesse avec sa conscience, pour finir par cette figure immobile et triste. Et cette progression-là est interprétée avec beaucoup d’habileté et de sensibilité.
Sandrelli est sublimement belle, la plupart du temps magnifique de vulnérabilité (sa tristesse au moment d’annoncer à Antonio son amour pour Gianni, ses sanglots et sa colère lorsqu’elle découvre la tromperie de celui-ci, ou encore la scène inoubliable du photomaton, mais on pourrait en citer bien d’autres), une vulnérabilité que souligne encore son timbre frêle (puisqu’elle n’est cette fois pas doublée par une autre). Mais ses rires, moins nombreux, sont aussi bouleversants, jamais simplement amusés, mais au contraire de ces rires qui renversent l’être entier, oublieux pour quelques secondes du malheur du monde. En fait, des trois (ou quatre, si l’on compte Nicola) personnages centraux, elle apparaît comme la seule absolument dénuée d’armure.
Au passage, un des rares désaccords que j’aurais avec la superbe critique de Philistine sur ce site concerne Luciana, qui me semble moins une allégorie du désir qu’un symbole des idéaux des trois hommes (en même temps, donc, qu’un personnage à part entière). Idéaux que Gianni déserte entièrement, et avec lesquels Nicola n’a, en réalité, qu’un rapport superficiel et factice. Idéaux qu’Antonio, bon an mal an, n’abandonne jamais.
Il est affreusement injuste de ne pas parler de Stefano Satta Flores (bon sang, que j’ai peur de bien trop ressembler à Nicola!), de Giovanna Ralli et d’Aldo Fabrizi, tous parfaits, mais la critique souffre déjà un peu d’éléphantiasis !
A la fin, j’ai eu envie de me tourner vers ma voisine du premier rang pour lui dire « Quel film ! ». Je ne l’ai pas fait et, bon, c’était peut-être la dixième fois qu’elle le voyait.
Je me suis dit qu’il allait falloir se serrer, dans la liste mentale de mes dix films préférés, parce que toutes les places étaient déjà occupées mais qu’en même temps, c’était impossible que celui-là n’y figure pas.
Le lendemain, au réveil, j’ai torturé ma femme encore ensommeillée avec tous les sentiments, toutes les idées émerveillées que le film avait laissés en moi. J’étais amoureux, non seulement du film lui-même, mais à nouveau du cinéma, dont j’avais oublié qu’il pouvait atteindre cette force, cette grandeur-là.
Après plusieurs années passées à ne pas regarder beaucoup de films, j’en ai vu pas mal durant le mois écoulé depuis que j’ai vu celui-là, et après plusieurs années passées à ne jamais me souvenir de mes rêves, ils ont aussi refait leur apparition et accompagnent à nouveau mes réveils. Je me demande (réellement) si c’est lié.
Pour un spectateur comme moi, avant tout amoureux des films proches du rêve (un domaine, incidemment, que celui de Scola n’ignore pas), Nous nous sommes tant aimés est peut-être le plus grand film sur la vie que j’aie pu voir. C’est un des plus beaux films de la Terre, et c’est avec Stefania Sandrelli.