Après un premier film sur lequel j'ai refusé de m'exprimer - sûrement parce qu'il servait de prolégomènes vers un second volet et...
Alors que le premier volet ne dérangeait pas, triait les cons et interloquait ceux qui resteraient pour le suivant, ce volume-ci crée soudainement des tumultes au sein des cinéphiles avec des "ah non mais ça peut plus durer !" et autres circonvolutions aussi morales que superficielles.
Loin de moi de me faire le chien de la liberté d'expression, certains reconnaissent Trier pour ses coups de pute contre la "bien-pensance" et le "politiquement correct". Sauf qu'il s'agit moins de conformité ou non de l'opinion que de voir ce qui est vraiment dit. Je me méfie des gens qui accusent la bien pensance, qui y trouvent un prétexte fallacieux d'aimer le cinéma de Trier... Je m'en méfie parce que des lignes politiques peu recommandables, sans les nommer, utilisent aussi le fait de ne pas être conformes à l'opinion générale pour démontrer la censure et ainsi passer pour les héros de la liberté d'expression.
Entrons dans le vif du sujet et laissons la notion de liberté à sa misérable condition de lutter contre la nécessité.
SUR L'HYPOCRISIE DES IMPERIALISMES CAPITALISTES
Nous avons beaucoup évoqué la justification du mot "nègre" mais très peu ont relevé le raisonnement.
Pourquoi Joe conclut-elle, par exemple, sur la notion d'hypocrisie, notion qui coupe la chique à Seligman - notion avec laquelle il est forcément d'accord puisque Seligman n'est pas vraiment de nature à accepter bêtement les choses qu'on lui dit. S'il avait voulu rebondir, il l'aurait fait, non ?
Qu'est-ce donc que cette hypocrisie qui pourrait justifier l'emploi d'un racisme ?
Trier souligne justement l'hypocrisie de nos sociétés occidentales qui sont elles-mêmes responsables et fabricantes du sous-développement de la population africaine, ce qui en fait une population dangereuse dans la mesure où ils sont le produit le plus pur d'une autre violence : l'impérialisme. Cette position explique aussi le petit aparté sur la réplique antisioniste dans le premier volet, un passage qui répond au parjure qu'il a essuyé à Cannes et qui en dit long sur la détermination politique de Trier.
Quand il est dénoncé l'hypocrisie du monde (occidental) face à la question raciste, c'est prendre le visage le plus avenant de la société contemporaine et le jeter à terre. Evidemment seules les personnes ayant une conscience politique pourront faire le tri : je suis moi même très sensible à la question du racisme et s'il y en avait eu un pas de travers, il est plutôt du côté du si innocent Intouchables.
Il faudrait suivre chaque raisonnement jusqu'au bout et je trouve ces raisonnements salutaires, pertinents, lucides et sans angélisme. Il est trop facile d'abonder dans le sens de l'antiracisme quand ce sont les mêmes sociétés soi-disant antiracistes qui versent tant de larmes pour autant d'inégalités. Quoi de mieux pour frapper le nègre que celui qui le protège ? Personnellement, je trouve que toutes ces interventions butant en critique sur "les multiples et gratuites provocations du cinéaste" appartiennent à un syndrome collectif, non loin du syndrome de Stockholm. Protéger les preneurs d'otage du racisme, en martelant que nos ennemis sont les nationalistes et les identitaires pour détourner l'attention, pour dire qu'il y a "pire". Pourtant, nous vivons une période socialiste (critique écrite pendant le mandat de F. Hollande), période qui a déjà fait trois interventions militaires sur la quarantaine que comptent ces cinquante dernières années sur le continent africain. Cela devrait éclairer vos opinions à propos... Vive les républiques démocratiques, n'est-ce pas... Les plus hauts responsables et le Pape qui se rendent à Lampedusa pour chouiner les centaines de morts, je trouve cela hypocrite. Ces mêmes responsables qui pillent les économies du sud et qui, aujourd'hui, tiennent des discours désarmées devant tant de "tragédies". Alors moi, quand je vois un preneur d'otage, je ne regarde pas s'il est gentil ou inquiétant. C'est un preneur d'otage, voilà tout. Qu'il soit pire ou moins pire, nul besoin de faire dans la nuance ou dans la préférence face à l'intolérable racisme impérialiste dont on nous dit qu'il existe pour protéger les populations.
C'est pourquoi quand Joe insiste à "appeler un chat un chat", c'est que selon elle (et selon moi-même), ces sociétés maintiennent un joug de domination engendrant une violence subafricaine : oui, ce sont des nègres parce que notre société les considèrent ainsi (sans le dire). Quand Sarkozy, il y a quelques années fait un discours à Dakar en disant que l'Afrique n'est pas assez entrée dans l'histoire.... Mais la faute à qui, grand nigaud, j'ai envie de dire ! Nos sociétés font tout et ont tout fait dans ces pays du Tiers-monde pour freiner le développement de l'homme africain dans l'intérêt des capitalismes du Nord. Donc oui, autant appeler un nègre un nègre puisque nos dirigeants tiennent tant à contribuer à leur sauvagerie, de décades en décades.
Ainsi, il n'y a rien de moins choquant que d'employer le mot "nègre" dans ce contexte raisonné (n'est-ce pas les Taranatino et les Spike Lee ?), rien de moins choquant surtout de la part d'une Joe qui n'a aucun intérêt dans cet ordre dominant. Enfin, sur ce point, il me reste à dire que, oui, le mot "nègre" est péjoratif et demeure profondément raciste, même quand il est employé par la population noire elle-même.
Bon nombre d'éléments qui sont reprochés à ce film forgent une incompréhension totale sur cette oeuvre de Trier, oeuvre qui est le début d'une nouvelle ère pour lui, qui a encaissé la vindicte de ses confrères, des festivals et maintenant celle de cinéphiles peu avisés.
Les provocations de Trier n'ont rien de vain et il s'emploiera toujours dans ces films à montrer que personne n'est innocent mais que le pire, c'est que celui qui montre un bon visage qui est le plus crapuleux... Et que tous ceux qui souffrent de tares, d'un mari souffrant, d'une cécité, d'un handicap, d'un atavisme ou d'une névrose, sont en fait des monstres bien plus humains... Puisqu'ils ressentent, puisque leur souffrance est la preuve manifeste de leur humanité. (cf. mon plaidoyer http://www.senscritique.com/film/Antichrist/critique/18019284 )
Mais quand on tient un propos un peu plus intelligent sur le sujet, personne ne voit plus loin que le bout de son nez. Nymphomaniac a le mérite d'aller plus loin dans les causes que de faire comme si de rien était !
Si j'insiste autant sur ce point, c'est parce qu'il est essentiel pour comprendre la logique de Joe, en tant que personnage voulu maléfique face à celui qui se présente comme innocent et pure, face à celui qui conclut sur un féminisme antipatriarcal pour apaiser l'âme de Joe, avant de briser la confiance que nos démocraties le font envers les populations les plus vulnérables, qu'elles soient du tiers-monde, du quart, des femmes et des handicapés.
SUR LE FEMINISME
S'il est question d'un féminisme dans le film, il est question de l'antipatriarcalisme... Et sur le constat, il a tout à fait raison ( http://enseigner.blog.lemonde.fr/2014/02/07/le-francais-naime-pas-le-genre-feminin/ ; cela rappelle aussi la chanson "c'est une pute" de Mickael Youn ou le sketch "Masculin/féminin" de Roland Magdane)... Bon, cela en reste au constat mais, dans le film, ça se veut surtout comme une manifestation de réassurance envers Joe - alors que c'est Seligman qui lui montré la tâche sur le mur et comment armer le pistolet, authentique phallus métallique !
Féministe ? Je répondrai d'un certain féminisme. D'un féminisme réactionnaire, forcément, et d'un féminisme individualiste. Cela fait penser à ces femmes anciennement voilées qui, pour se séparer de la religion, radicalise leur comportement en faisant tout ce qui est contraire à leur statut d'engin à foutre et à procréation (ici, le film Baise-moi, autre oeuvre très conspuée, a pourtant toute sa place). L'an passé, j'ai rencontré une jeune et ancienne musulmane qui était tatouée, piercée de partout. Belle réaction épidermique ! J'ai adoré la gueule de l'arbre. C'était très Tarkovskien !
Féministe ? Prenons alors le raisonnement utilisé par le discours antipatriarcal pour s'en convaincre. Qu'aurait-on dit si c'était un homme qui avait appuyé sur la détente ? Parlerait-on d'acte conscient et propre à son sexe, à sa biologie ? Non, je ne pense pas.
Les marxistes pensent que la bourgeoisie crée naturellement ses propres ennemis : entre les hommes dangereux (sous forme d'africains complètement hors des réalités) et les patriarcaux, il y a le choix dans ce film. Je dis "naturellement" hein ; je ne dis pas "mécaniquement". Toujours est-il que chaque être humain réagit en conséquence de son environnement social et que si son comportement est mauvais, ce n'est pas l'être qui est mauvais, c'est le rapport de force dans son intérêt qui le pourrit.
C'est par le biais de cette compréhension que Joe en vient à pratiquer une fellation sur un pédophile, dont la faille était jusqu'alors préservée. Summum parmi les sommets de la perversion, elle évoque la compassion quand c'est Narcisse en personne qui frappe à sa porte. Elle est en mesure de compatir car elle connaît cette souffrance par coeur par identification. En plus, d'appliquer sa bouche comme un pansement sur la plaie pathologique, c'est surtout la plaie du secret dévoilé, un même secret qu'elle s'efforce de faire prendre conscience de la mesure au travers de ces deux films.
Alors effectivement, Joe cherche l'abstinence car sa pathologie - dont elle était prétendument si fière face à la morale dominante - l'y oblige... Mais est-ce qu'elle y arrivera ? Naturellement que non. Tout le rapport à sa sexualité, à l'attachement est depuis longtemps bafoué. Est-ce que c'est triste ? C'est tout son parcours qui est tragique et la référence à la Messaline ou à la putain de Babylone n'y sont pas pour rien. Personnellement, je trouve que, pour ce qu'elle souffre, elle ne s'en sort pas si mal.
Trier a donc mis en oeuvre une fois encore un fin et brutal portrait psychologique, rendant ainsi à l'humanité toute sa complexité en dehors de tout manichéisme. Donc oui, il y a un certain constat mais c'est un constat qui se révèle être davantage un pragmatisme face à une situation particulière, avec une trajectoire très marquée par la psychiatrie comme dans Melancholia, plus qu'une vocation consciente de son sexe en société. Alors, je ne dis pas que LVT aborde les prémices d'une vision matérialiste car ce serait outrageant mais je le pense dans la lignée de Tarkovski dans la mesure où sa vision des événements est orientée par une vision plus globale, qu'elle soit l'expression du fait théologique ou bien matérialiste, une vision qui surtout abolit toute idée de manichéisme. Par contre, nous pouvons lui reprocher d'emprunter de manière égale ces deux conceptions du monde dans sa didactique.
REVENIR EN PERMANENCE SUR LE "COMPRENDRE HITLER"
Il en va de même concernant le "comprendre Hitler". Comment peut-on comprendre une saloperie ? Oui, nous le pouvons, on peut comprendre ce tyran dans la mesure où ce n'est pas le "Mal" qu'on nous a tant rabâché les oreilles mais l'aboutissement logique des capitalismes britanniques, états-uniens et français ; où, suite au pourrissement du capitalisme international, le capitalisme allemand a lui-même pourri. Au sortir de la première guerre mondiale, c'est la double peine pour les allemands. Et dans ce contexte, il n'est rien de mieux qu'une petite-bourgeoisie aux abois pour éliminer la couche la plus victimaire de la petite-bourgeoisie : sans qu'il ne s'agisse de guerre civile, il s'agit de faire de la place pour laisser respirer les affaires des petits commerces.
La responsabilité n'est pas uniquement due à Hitler et à ses escadrons de la mort mais à l'imbrication des capitalismes occidentaux qui se sont nourris de la détresse du capitalisme allemand dans un contexte de démantèlement national suite à la première guerre mondiale.
Il est trop facile de culpabiliser l'Allemagne nazie sans prendre en compte la forte implication des capitalismes étrangers dans la construction de l'Allemagne nazie. Par conséquent, on peut comprendre Hitler qui finit par se retrouver le moins monstrueux de tout ce bordel, tandis que les autres, les alliés, eux, peuvent montrer patte blanche et falsifier l'Histoire mondiale à loisir.
De plus, le troisième Reich avait une authentique base sociale propre à ce mode de dictature : faire tout un pataquès sur ce pantin du capitalisme, c'est moralement inepte.
Pour en finir avec le "Trier bashing" : non, Trier n'est pas spécialement nostalgique du troisième Reich, comment expliquer "Les Idiots", un film où la normalité et le conformisme sont ridiculisés par l'utilisation du handicap ? Le handicap n'est pas tout le temps le fruit du ridicule : Dancer in the Dark. Il est même plutôt triste dans Breaking The Waves.
Qu'est-ce que "aimer Hitler", sinon que LVT n'aurait même pas du évoquer le handicap ou le montrer d'une manière peu en empathie avec elle. Or, que voit-on très souvent ? Le handicap soulève l'esprit. C'est encore dans Melancholia qu'on observe l'élévation la plus manifeste : la mort perçu comme une source d'espoir par le biais d'une omega melancolie, du moins pour mettre un terme à tous ces simulacres existentiels.
Quant à choquer la bourgeoisie, qui peut s'en soucier à part la petite-bourgeoisie elle-même ? Que les provocations soient prises aussi superficiellement et trouvent un public, même restreint, est un élément fanatique et complaisant complètement crétin. Ce que l'on peut en revanche remarquer aujourd'hui est que la bourgeoisie française, celle qui a mené sa révolution contre la noblesse, apparaît comme la couche la plus réactionnaire de la société actuelle.