La finesse de Kelly Reichardt est perceptible dès les premières minutes : notre personnage principal, Mark, et sa femme enceinte, parlent au sommet d’un petit escalier niché dans leur jardin, laissant voir en arrière plan leur maison. Dans le cadre d’une caméra fixée, s’exerce alors une certaine primauté du domicile, comme si celui-ci dirigeait ses occupants d’une main de chef d’orchestre, les poussant à dire ceci, à acter cela. En bref, Mark est en ménage, et il est solidement installé… Alors lorsqu’il retrouve son ami Kurt, célibataire, fumeur, plus paumé, afin d’aller camper, Mark doit s’immiscer dans une impasse conduisant à l’entrée de chez son ami : ce dernier vis donc dans un espace reclus, plus secret, comme si il craignait quelque part de s’exposer au monde dans lequel vit Mark. Mais ils sont amis, il faut faire avec ! On l’aura compris, « Old Joy » est un film de décor, ou plutôt : un film de paysages. Sans doute Kelly Reichardt aurait pu se contenter de décors naturels, mais non, « Old Joy » est bel et bien imprimé dans le paysage ! Pourquoi ? Car Reichardt met en valeur la réalité avec ce qu’elle a de moins de spectaculaire : un oiseau décollant d’une branche, cette dernière exprimant sa fragilité avec des légers tremblements, puis deux amis mis à nus (dans chaque sens du terme !), dont la relation est finalement au moins autant fragile que cette branche une fois dénuée d’occupant. Ainsi, lorsque de nos deux personnages marchent pendant des plombes dans la foret sans rien se dire, nous ne voyons pas deux hommes s’ennuyer, mais deux hommes penser, profiter du silence, de la déconnection. La foret devient alors une bulle générationnelle chaleureuse, où s’évoquent des moments évaporés : ils parlent souvent de leurs seize ans, d’un monde qu’ils ne connaissent plus, sauf en faisant discrètement des ricochets. On les imagine à cet âge : fougueux, fumant, vadrouillant. Aujourd’hui, l’un d’eux ne fume plus, mais n’a de cesse d’appeler sa moitié, et leur vacance se réduit à un sentier balisé. Mais alors, interrogation : l’amitié, est-ce aussi fermer sa gueule ? À la fin du film, Mark, venant tout juste de déposer Kurt, allume sa radio : « c’est l’incertitude par rapport au futur et les tensions par rapport au présent qui créent cet état d’esprit », dit-elle. Comment, donc, penser au passé ? Par le silence, par le lavement du corps et de l’esprit, l’expulsion des phrasés convenus de la vie urbaine (le « — T’as pas une pièce ? — Huum non » de la scène de fin) que Mark et Kurt effectuent dans ces symboliques sources chaudes. Car la tristesse n’est que le fruit d’une joie passée, comme le dit joliment Kurt dans cette sublime scène des thermes, où il ouvre ses profondeurs. Phrase synthétisant à elle seule les enjeux d’un film d’une inconcevable douceur, d’à peine plus d’une heure, léger sans en faire des caisses. Mélancolique, mais réconfortant. Et en plein confinement, c’est tout de même une sacrée bouffée d’oxygène !