À l’ouverture, vue du ciel, l’immense étendue d’une taïga couverte de neige, tout juste trouée par l’œil immaculé d’un lac. Un patient zoom avant finit par révéler la silhouette d’un homme, encore jeune, étendu sur la glace enneigée qui recouvre l’eau. Jean et tee-shirt blanc. On comprend qu’il ne s’agit pas d’un promeneur égaré... Mais la teneur essentielle du message est vite captée, consistant à nous rappeler l’insignifiance de l’être humain, tout en même temps que son intrinsèque vulnérabilité.
D’ailleurs, comment cet homme est-il arrivé là ? Qui l’aurait déposé sur cette glace faisant entendre des craquements inquiétants dès que s’éveille son fardeau humain, et ne tardant d’ailleurs pas à céder sous son poids ? Accompagnant celui qui est d’ores et déjà son héros, le spectateur s’enfonce avec lui dans l’eau bleutée qui offre à la fois, esthétiquement, l’expérience la plus envoûtante, avec son dôme surpassant les tableaux abstraits les plus fascinants, et humainement, l’épreuve la plus glaçante et la plus terrifiante qui soit.
Mais la beauté redoutable qui nous submerge dans ces premières images n’aura d’égal que l’horreur et l’abjection en forme de spirale infernale des événements qui vont suivre. Nouvel effet d’enfoncement inexorable, de noyade, que rien ne vient sauver, ici... ou si peu. On reprend pied, en effet, dans l’univers tristement réaliste d’un migrant letton, Oleg, le héros éponyme, venu chercher un travail régulier de boucher en Belgique. L’accusation calomnieuse portée contre lui par un collègue va le précipiter dans l’engrenage du licenciement, du chômage et de la faim... Seule planche de salut, ô combien trompeuse : l’intercession d’un mafieux polonais, Andrzej, campé avec un naturel confondant par Dawid Odgrodnik ; sous couvert de lui venir en aide et de lui trouver du travail, il va le priver de son passeport, le séquestrer, concrètement ou moralement, et l’asservir totalement.
Avec une caméra très mobile, portée, qui serre au plus près les visages et les corps comme pour leur couper tout repli, avec un format très resserré qui participe à cette étreinte, et l’image à dominantes bleutées de Bogumil Godfrejow qui semble installer dès à présent le règne de la mort rejetant les teintes vitales, Juris Kursietis - réalisateur letton qui signe ici son second long-métrage, après « Modris » en 2014 - met en place un dispositif en entonnoir, duquel toute échappatoire semble impossible.
La figure du héros-victime, que Valentin Novopolskij anime d’une existence aussi intense que précaire, et son identification à l’agneau mystique, favorisée par les récits de sa grand-mère et ravivée par la contemplation du polyptyque de Jan et Hubert van Eyck, dans la cathédrale de Gand, achèvent de lester son destin et de happer le spectateur dans une sensation de malaise oppressant.
Seul le domaine esthétique et culturel autorisera de véritables respirations : la contemplation du tableau religieux, donc, et la musique sacrée, fort éloignée des martèlements dont se repaît le mafieux, et liée à l’héritage apaisant de la grand-mère, à travers les ultimes chants du compositeur russe Georgy Sviridov ou encore les compositions ascensionnelles du compatriote letton Peteris Vasks. L’amour, aussi, bien qu’interdit, offrira discrètement, furtivement, son soutien, et le personnage de Margosa (Anna Prochniak) ménagera, après un abord plus inquiétant, une parenthèse de pureté.
La scène initiale de noyade dans l’eau operculée de glace rythmera, par flashs contrapuntiques, l’ensemble de cette descente aux enfers, sans qu’il soit jamais possible de décider de son statut : anticipation de ce qui attend Oleg à son retour en Lettonie (des menaces ont été clairement formulées...) ? Parallèle métaphorique de l’épreuve affrontée par Oleg ? Rêve obsédant...?
L’énigme, ici, participe à la force de fascination du film et à sa puissance de frappe, qui signale un réalisateur à suivre.