Quentin Tarantino est probablement l’auteur contemporain dont la sortie d’un nouvel opus génère le plus d’attentes, d’excitation et forcément d’appréhension. Le voir s’attaquer à l’année 1969, qui plus est dans la cité des anges, et donc indubitablement au destin tragique de Sharon Tate, pouvait inquiéter davantage encore. Accueilli tièdement à Cannes, Once Upon a Time … In Hollywood est pourtant un grand film mélancolique, inégal et diablement tordu dont il est bien difficile de définir tous les contours, mais qui se révèle toujours plus passionnant à chaque fois qu’on s’y repenche… Si, conformément à la volonté de l’auteur, vous ne trouverez aucun spoilers à proprement parler dans cet article, il se peut qu’il en dise déjà trop. A vous de voir…
« J’aime le cinéma. Vous aimez le cinéma. Une histoire est sur le point d’être découverte. Je suis excité d’être à Cannes pour partager Once Upon a time… in Hollywood avec le public du festival. Les acteurs et l’équipe ont travaillé dur pour créer quelque chose d’original, et je demande juste que chacun évite de révéler quoi que ce soit qui empêcherait les futurs spectateurs de vivre la même expérience devant le film. » C’est par la lecture de ce petit mot maladroit que Quentin Tarantino a introduit les diverses projections cannoise de son nouveau long-métrage, probablement le plus fébrilement attendu de cette édition. Que Tarantino s’inspire des frères Russo et de leur politique récente « #dontspoiltheendgame » n’est pas ce qu’il y a de plus absurde dans ce paragraphe. Ce qui semble plus curieux, peut-être retors, c’est qu’en publiant une déclaration, Tarantino ne fait en fait que révéler l’issue de son intrigue. Car pour tout amateur de l’œuvre de celui qui réalisa Inglourious Basterds (2009) ou Django Unchained (2013), se voir annoncer des surprises « à ne surtout pas dévoiler » dans un récit censé se dérouler autour du meurtre atroce de Sharon Tate par la Manson Family, c’est tout de suite deviner que le cinéaste réécrira l’Histoire par l’intermédiaire de la fiction. En invitant à ne pas spoiler son nouveau long-métrage, Quentin Tarantino dévoile donc, au moins en partie, sa conclusion. On ne dira rien de plus là-dessus, respectant la volonté de son auteur, mais cet exemple semble le plus parlant pour disqualifier définitivement ces ridicules campagnes antispoil.
Peut-être vaut-il mieux prendre cet appel de Tarantino autrement, et se dire qu’il nous invite à ne pas nous concentrer uniquement sur la surprise potentielle que pourrait provoquer son final. Il vaudrait mieux s’engouffrer dans ses brèches, ses secrets, ses longueurs et essayer d’en tirer la mystérieuse beauté. Car, à bien y réfléchir, ce final pouvait-il vraiment en être autrement ? Quand a été annoncé le projet de Once Upon a time… in Hollywood, on était en droit d’espérer que Tarantino, dans une grande œuvre somme, se confronterait à la tragédie qu’on pourrait considérer comme fondatrice de son cinéma et de sa cinéphilie : celle qui actait pour de bon la fin d’un âge d’or insouciant et marquait le début d’une ère plus sombre dont le Nouvel Hollywood sera l’extraordinaire témoin. Or, Once Upon a time… in Hollywood n’est ni une œuvre somme, ni la première confrontation au tragique de son auteur que l’on pouvait attendre, et c’est sans doute cela qui en a déçu plus d’un à Cannes. Il faut pourtant dépasser cette déception et tenter de voir en quoi le cinéaste délivre avant tout une œuvre extraordinairement surprenante, émouvante et diablement tordue. Car si Tarantino nous invite à ne rien révéler du film, c’est peut-être avant tout pour nous avertir qu’une nouvelle fois il n’est pas là où on l’attend. Et c’est tant mieux.
Il est extrêmement difficile de résumer cette nouvelle aventure. Sous la forme d’une chronique – du moins pendant près de 2h – on y suit Rick Dalton, acteur en bout de course obligé de jouer les méchants dans de mauvais feuilletons, et son superbe et mystérieux cascadeur Cliff Booth (extraordinaire Brad Pitt, il faut le dire et le redire), ainsi que la voisine de Dalton, la charmante et lumineuse Sharon Tate, compagne de Roman Polanski. Chacun y vit son existence quotidienne, ses drames et ses joies, dans la plus sublime reconstitution de Los Angeles jamais réalisée. Tarantino y filme une véritable amitié, très émouvante, comme on a peu l’occasion d’en voir. Il filme de la vie, du présent, des séquences en temps réel avec le regard d’un enfant gourmand qui voudrait que ce plaisir ne meure jamais. Bien-sûr, on retrouve ici et là ce qui fait la patte de l’auteur – par exemple un goût retrouvé de la citation musicale comme dans une sublime scène invoquant « Mrs. Robinson » de Simon and Garfunkel et donc forcément Le Lauréat (Mike Nichols, 1967) ou encore un long et beau moment au rythme de « Out of Time » des Rolling Stones – mais quelque chose a profondément changé ici. L’étirement inouïe du temps et des séquences n’est plus là pour déployer la virtuosité de dialogues au cordeau et son fameux art de la punchline – comme dans Reservoir Dogs (1992) ou Pulp Fiction (1994) – ni pour mettre en place de tendues négociations avant un inévitable massacre – modèle d’écriture dont Les Huit Salopards (2016) étaient probablement le point d’accomplissement – mais tout simplement pour encapsuler un âge d’or perdu, faire de ce passé un pur présent de cinéma. Once Upon a Time … In Hollywood est d’abord le Home Movie rétrospectif d’une période achevée, reconstruite ici non pas avec nostalgie, mais avec la certitude que le cinéma, la fiction, peut permettre de la recréer, de la rendre éternelle. On retrouve là le Tarantino plus mélancolique de Jackie Brown (1996) – lui aussi innervé de références au Lauréat dont il reprenait même le générique et qu’on retrouve ici presque à l’identique – et celui plus théorique et cinéphile que jamais de Boulevard de la Mort (2007). Deux films, eux-aussi, considérés par beaucoup en leur temps comme déceptifs mais qui apparaissent aujourd’hui comme deux de ses plus éclatantes réussites.
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