Difficile d'y échapper : la vague Tarantino a encore une fois tout emporté sur son passage. D'une post-production cannoise des mieux gérées à une sortie estivale perçue comme un raz-de-marée, Once upon a time in Hollywood avait tout du succès prémédité. Surtout, au-delà de la mythologie gravitant autour de son auteur, le film présentait un atout évident : la réunification inédite de deux icônes qu'il n'est plus la peine de présenter. La dégénérescence naturelle qui s'opère débute avec la fuite d'une photo de tournage relayée sur la plupart des réseaux, présentant les deux principaux antagonistes. S'en suit trois bandes-annonces laissant entrevoir une œuvre abordant les thématiques chères à QT : son amour pour le cinéma, une violence ironique exacerbée et des répliques répétées dans les cours de lycée, symboles d'avis dithyrambiques autour d'un film déjà glorifié avant même sa sortie.
Ce cahier des charges ne sera heureusement pas rempli de la manière attendue. Tarantino décide pour la seconde fois d'ancrer son récit dans la réalité, un choix audacieux qui s'avère payant : en prétextant réécrire les deux jours précédant le décès de Sharon Tate, QT en profite pour revenir à ses premiers amours de cinéma. Son récit s'axe sur des acteurs de seconde zone questionnant la transition culturelle que subit Hollywood, des anti-héros en puissance cherchant à s'imposer dans une industrie qui elle-même ne sait pas encore vers quoi elle se dirige. Rick Dalton est en plein désarroi : abonné aux séries et films de seconde zone, il se complet dans un quotidien d'ébriété où les interprétations de prototypes de série B s'enchaînent. Il est jouissif d'assister à ses crises existentielles où, alarmé, il réalise qu'il ne parvient plus à jouer convenablement des shérifs grabataires ou des tueurs de nazi, oubliant son texte. Principal soutien à cette déprime passagère : Cliff Booth, cascadeur silencieux et observateur attentiste de son temps, qui devient lors de trajets superbement filmés dans la cité des anges un psychologue de substitution redonnant vie à un corps inerte, dépité, rassemblant les doutes d'une époque assistant à l'essor du courant hippie.
Cliff et Rick semblent avoir atteint leurs limites, la réalité les bloquant dans un monde qui n'est plus d'actualité pour ses figures de l'ancien temps. Symbole de cet ancrage, le portail de la maison des Polanski, que Dalton rêve de franchir pour contempler tous les mystères que véhiculent cette demeure et ses occupants. Cliff, en réparant une antenne sur la maison voisine, s'offre une perspective plus grande mais insuffisante, qui lui permet cependant de se replonger dans les méandres d'un passé douteux. Seule la caméra de Tarantino a accès aux visions utopistes d'une Sharon Tate magnifiquement filmée dans un quotidien des plus banals. Les deux personnages gravitent autour de ce centre narratif catalysant leurs obsessions et leurs ambitions passées, reflétant une vie possible pour ces seconds couteaux d'un monde les ayant injustement écartés, un monde où il est envisageable d'humilier Bruce Lee et où les interprétations shakespeariennes de hors la loi de l'ouest sont réalisables.
Leur foi en la profession devient le symbole des croyances que clame Tarantino envers le septième art. A défaut (et heureusement) de retomber dans ses travers, le récit se poursuit en évitant des écueils inutiles et envahissant ses précédents films : pas de violence exacerbée inutilement, pas de propos simplistes ou grandiloquents, absence de caricatures grossissant maladroitement des archétypes de l'histoire du cinéma. Tout fait sens et reflète une maturité jusqu'ici inédite dans la filmographie du metteur en scène. Plus besoin d'effets tonitruants pour symboliser les enjeux d'une époque révolue : une musique, un champ-contre-champ, une rencontre, trois gestes pour faire connaissance et un trajet en voiture peuvent suffire pour donner à voir la jonction entre deux mondes, celui de Cliff dont les valeurs paraissent désormais ancestrales et celui d'une auto-stoppeuse faussement naïve, déformation d'un courant progressiste aux allures séductrices cachant les pires freaks terrés sous une surface paradisiaque et envoûtante. Cliff l'a compris au terme d'une visite de la secte : s'il faut nécessairement s'affranchir du passé pour avancer avec son temps, ce ne sera pas pour un idéal dénué de fondements sociaux et intellectuels.
Rick opère le même constat en discutant non-pas avec un producteur le sermonnant mais au détour d'une discussion anodine avec une petite fille. La lumière surgit à nouveau suite à cet échange lorsqu'il redore le blason d'un de ses personnages, le jouant à la perfection alors que tout comme lui, sa destinée se situe dans les tréfonds d'un édifice en pleine reconstruction. Hollywood n'a d'ailleurs jamais été aussi bien filmé que lorsque l'on s'attardait sur ses parts d'ombre : les Cohen s'y étaient essayés avec succès dans Ave César, Tarantino persiste et signe en recréant ces plateaux de séries ou de publicités se référençant à des œuvres de série B cultes. Dès lors qu'à leur manière Booth et Dalton ont pris connaissance de l'attitude à adopter en voyant ce à quoi ils étaient confrontés, ne reste plus qu'à agir pour ne pas être écarté du voyage qui les mènera non pas vers le succès mais en tous cas qui leur permettra d'éviter l'oubli et un changement radical vers des valeurs bien moins nobles que celles de leurs temps. Dans son troisième acte, QT n'a plus qu'à lier cette découverte de soi à ce qu'il sait faire de mieux . Réinvestir sa propre mythologie, aussi douteuse soit-elle, apparaît dès lors comme une évidence et ce même pour le spectateur le plus réticent..
On retrouve à peu près tout ce qui caractérise le cinéma de QT dans l'épilogue du film : après une ellipse guidée par une voix off retraçant les quelques mois de Rick en Italie, s'en suit une violence des plus gratuites où la caméra ne détourne pas son regard des corps agonisants, une réécriture de l'histoire des plus osée, et une ironie douteuse qui n'a eu de cesse de faire débat tout au long de ces 30 dernières années dans la filmographie du metteur en scène. Sauf que si dans Pulp Fiction ou Kill Bill l'ambition était d'utiliser ces artefacts pour servir le divertissement et satisfaire les besoins d'un spectateur en quête non pas de réflexion mais de pur spectacle, ici, pour la première fois dans l’œuvre tarantinesque, les rites habituels du cinéaste servent un propos et avancent une analyse des plus pertinentes sur une époque maintes fois abordée dans le cinéma récent. Lorsque Booth et Cliff exterminent symboliquement les assassins potentiels de Sharon Tate, ils cristallisent cette volonté de ne pas se diriger vers les courants culturels douteux qui afflueront dans les années qui suivent. S'ils sont condamnés à subir la mutation politique et culturelle, ce ne sera pas vers des valeurs qui ne sont pas celles de leur cinéma à eux.
Dès lors, le franchissement final du portail mystérieux idéalisé au début du film devient la métaphore d'une transition symbolique : celle obligatoire d'une époque à une autre, celle de l'acteur qui subit les changements inévitables de son métier en s'accomplissant à sa manière, celle de la réalité à la fiction qui permet de revisiter l'histoire et d'offrir au spectateur le divertissement qu'il mérite. Celui où le cinéma démontre qu'il est le champ de tous les possibles, et ce même pour ceux qui étaient destinés à rester dans l'ombre. A l'image de ses personnages, Tarantino a aussi atteint en cette fin de décennie la maturité qui manquait cruellement à son œuvre. En parvenant à faire basculer son film dans une réflexion quasi-méta, il devient le temps d'un film l'un de ces créateurs qui parviennent à inviter le spectateur dans l'introspection d'un univers, en disséquant ses plus grands rouages. A l'heure où Hollywood se transforme en une immense madeleine de Proust jouant avec les rites nostalgiques du spectateur, en l'ancrant dans des périodes révolues où il se complaît, on ne peut que se réconcilier avec QT qui évite tous ces archétypes durant ces 2h20 de pur Cinéma.