« L’éternité, c’est long. Surtout vers la fin. » affirma un jour Woody Allen, paraphrasant probablement Kafka, lui aussi un grand comique en son temps.
Dès les premières minutes du films, on se dit que la thématique des vampires était un sujet en or pour Jarmusch, tant pour déployer sa poétique du spleen que pour extrapoler sur les affres de l’immortalité. Car c’est bien ce sujet qui le préoccupe : que fait-on, et quel est notre état d’esprit lorsqu’on est immortel ?
Au dehors, l’humanité presque inexistante, qu’Adam nomme les zombies, petits êtres méprisables qui ne cessent d’avilir le monde, que nos protagonistes habitent depuis des siècles. Tout au plus accorde-t-on aux mortels le statut de fournisseurs de ce qui intéresse du grand jour : le sang, bien sûr, mais aussi les instruments de musique. Dans les appartements nocturnes, cabinets de curiosités d’un parcours séculaire, on se prélasse, on disserte, on s’ennuie avec érudition. Plastiquement, c’est souvent très beau, désincarné, clair-obscur, souvent filmé en plongée, comme cette introduction circulaire qui suit le parcours du diamant sur le vinyle et lie, aux deux bouts du monde, les amants éternels, portée par une musique de haute volée.
Jarmusch ne s’embarrasse pas, comme souvent, d’une intrigue foisonnante, ni ne craint des longueurs : on connait son système, à nous de nous adapter. Le personnage d’Adam, musicien reclus et romantique torturé n’appartenant plus vraiment à son époque, est plutôt attachant, et l’intervention de la sœur d’Eve, Ava, bouscule un peu la neurasthénie ambiante. Elle occasionne notamment une virée dans un Detroit crépusculaire assez fascinant, tout en friches industrielles, témoin d’une splendeur passée où les théâtres font désormais office de parking. Cette délicate thématique de continuelle fin du monde (Eve rappelle qu’ils ont connu les grandes pestes, les guerres, le SIDA…) permet un regard désenchanté sur le monde, un recul sur un univers qu’on est tout de même contraint d’habiter qui confère au film son ambiance si singulière.
On pourrait se laisser porter par le trip et dévoiler nos tendres cous aux crocs de l’hypnose magnétique du récit pour en oublier toutes les scories. Mais non. Jarmusch n’omet pas de se prendre les pieds dans le tapis ; outre l’inexistence d’un véritable récit, qui pourrait être justifiable, mais qui n’en génère pas moins un ennui au mieux poli, c’est la pose qui irrite. Le name dropping intellectuel occasionné par les parcours des personnages est assez insupportable : Marlowe qui a écrit tout Shakespeare, Adam et Eve, les poètes romantiques, les livres qu’on entasse dans ses valises, le catalogue des guitares… Oui, Jarmusch est un érudit, et ne cesse de le brandir, se voulant lui-même en position de grand maitre un peu pontifiant sur l’humanité, après avoir tout lu. C’est aussi maladroit que plombant.
Sur le fil, porté par une atmosphère assez singulière pour être dégustée, c’est donc par ses longueurs et son aspect dissertatif que le film convainc le moins. Dans cette histoire d’amour quantique, atemporelle et en retrait du monde, Jarmusch aurait dû comprendre que la parole et les intertextes étaient presque superfétatoires au regard du pouvoir hypnotique des images.