C'est sur ce raisonnement que le lieutenant Hirô Onoda, accompagné d'une poignée de soldats japonais qui ira s'amenuisant, va résister pendant 30 ans (de 1944 à 1974) sur la petite île de Lubang (125 km2 de jungle, de plateaux et montagnes) au Sud-Ouest de Luçon, l'île principale du vaste archipel philippin.
Officier de renseignement, spécialiste des techniques de guérilla, Onoda avait été envoyé aux Philippines (alors que la guerre du Pacifique USA-Japon était en passe d'être perdu par celui-ci) avec l'ordre formel de tenir coûte que coûte, jusqu’à l’arrivée des renforts.
Pendant ses trente ans de guérilla menée dans l'enfer vert contre des ennemis quasi invisibles (et pour cause ! puisqu'un traité de paix était intervenu entre-temps, sans qu'il en ait connaissance), il n'a jamais admis, même s'il a dû l'envisager, que l'Empire nippon ait pu être vaincu. Un rare exemple d'obéissance absolue aux ordres de son supérieur hiérarchique et de sacrifice à son pays représenté par la personne divine qu'était l'Empereur Hirohito.
Mais une histoire extraordinaire suffit-elle à faire un film qui le soit également ? C'est le Français Arthur Harari (dont j'avais, en 2016, apprécié Le Diamant noir avec Niels Schneider) qui s'est collé à la tâche. Et mon dieu, sa reconstitution de cette folle histoire est plutôt convaincante. D'abord, dans son découpage. La reconquête de la petite île par les forces américaines est vite expédiée. Quelques bombardements spectaculaires suffisent. Puis, conformément à ses ordres de survie coûte que coûte, le jeune officier japonais se replie dans un coin montagneux et reculé de l'île, lui et une petite troupe de rescapés, avec l'idée d'organiser la "résistance" sous forme de guérilla. Il n'a bientôt plus avec lui que trois hommes. Les forces américaines ne s'étant pas attardées à Lubang, elles disparaissent de l'écran. Le principal problème pour Onoda et ses 3 hommes, c'est désormais d'organiser la survie quotidienne, de trouver de quoi se nourrir, de se protéger des intempéries. Tout ça nous est montré de façon tout à fait plausible. On imagine très bien que ces quatre soldats soient perdus en pleine jungle, complètement isolés, dans une zone soumise au régime de la mousson, avec des pluies diluviennes qui tombent sans interruption pendant des mois.
Les rapports entre les quatre hommes (relations hiérarchiques, de guerrier à guerrier, mais aussi d'homme à homme, d'être vivant à être vivant), leurs peurs, leurs sentiments, leurs émotions, tout ça est restitué avec suffisamment de réalisme. On imagine bien ce qu'ils ont pu vivre. La pluie - qui tombe drue, lancinante, incessante sur les feuilles des arbres, les bambous géants, les lianes, les palmes d'un vert cru - est particulièrement présente. C'est elle qui alimente cet enfer végétal et boueux qui dissimule et absorbe les quatre hommes. Sinon, rien d'autre à faire que d'être sur le qui-vive et de distraire sa faim.
Au bout de cinq ans, ils ne seront plus que deux, un des hommes étant tué par les Philippins de l'île, lors d'une tentative de vol de bétail (car les "résistants" japonais, taraudés par la faim, n'ont pas mangé de viande depuis des mois) et l'autre, le plus jeune d'entre eux, ayant décidé de se rendre.
On ne reste plus alors qu'avec les deux survivants de cette incroyable aventure et c'est fascinant parce qu'on se met à leur place. On partage (au moins en partie, c'est la magie du cinéma) leur solitude, leur détermination, leur résistance héroïque. Leur aveuglement.
Et ils vont vivre ainsi pendant vingt ans. De 1950 à 1970. Deux guerriers nippons jusqu'au-boutistes, avec leurs armes en permanence sur eux ou à leur côté. Dormant ensemble dans la même cabane de bambous toute suintante de pluie. Toujours en alerte, toujours convaincus que la guerre dure toujours, coupés de la réalité ou refusant de la voir.
Le film est très pudique, presque trop. Les relations décrites entre les deux hommes ne sont jamais ambiguës ou alors si peu ; ils vivent comme des frères, des frères d'arme. Imaginez-les... ensemble, mais seuls, pendant vingt ans. Partageant la même nourriture chiche et sommaire, les mêmes guenilles, les mêmes pensées, les mêmes inquiétudes. Échangeant leurs souvenirs d'enfance ou de jeunesse. Échafaudant les mêmes chimères guerrières. Attendant, conformément aux ordres reçus (en 1944 !) que les forces japonaises viennent, comme promis, les chercher. Survivant dans cette attente, cet espoir toujours déçu.
Parmi les petites insuffisances de la reconstitution, j'ai noté que la mise en scène ignore quasiment la présence des animaux (moustiques et autres insectes, tiques, araignées, serpents, oiseaux, que sais-je ?). Outre quelques fourmis, on ne nous montre qu'une sangsue, alors qu'elles doivent pulluler dans une contrée aussi pluvieuse, et un animal ressemblant à un gros rat. C'est peu. Le danger extérieur (dans le film) ne vient que des Philippins locaux (paysans ou pêcheurs).
La dernière demi-heure (l'acceptation progressive par Onoda de la réalité du temps et son retour à la civilisation) est particulièrement émouvante. Je n'en déflorerai rien.
Très peu d'incohérences dans la mise en scène ou reconstitution de cette incroyable histoire. Deux autres petits détails seulement m'ont fait tiquer : l'acteur qui joue Onoda à 45-50 ans a les dents très blanches et en parfait état, alors que ça fait 30 ans qu'il n'a pu se les brosser ni voir le moindre dentiste ; et ses chaussures, tout au long du film, m'ont semblé également en trop bon état, même si elles ressemblent beaucoup à celles qu'il portait sur la photo de sa reddition en mars 1974.
Évidemment, raconter 30 ans de vie dans la jungle en 2 heures 47 est une gageure. Je trouve que le réalisateur s'en est plutôt bien sorti. Et les acteurs principaux m'ont semblé très crédibles.
Franchement, le film est une expérience à vivre.
Et je confesse n'avoir pu, au moment des scènes finales, retenir quelques larmes.
D'admiration.