Opération Opium
Les Fleurs du Mal
Les Fleurs du Diable
Les pavots sont aussi des fleurs
Autant de titres pour un seul et beau film.
Alors, certes, c'est un film commandé par l'ONU.
A vrai dire, ce devait être un téléfilm. Il aurait complété toute une collection de téléfilms au casting prestigieux censés sensibiliser aux fonctions de l'ONU. Parmi ces téléfilms, Carol for another Christmas de Joseph L. Mankiewicz (https://www.senscritique.com/film/Carol_for_Another_Christmas/8630033), Who has seen the wind ? de George Sidney avec Stanley Baker (Les Chevaliers de la,Table ronde, Zorro) et Once upon a time a tractor de Leopoldo Torre Nilsson avec Alan Bates (Hamlet, LOST) et Diane Cilento (The Wicker Man) Un autre téléfilm devait être réalisé par Alfred Hitchcock. Mais Terence Young, qui voyait grand, fort de ses trois succès bondiens et de quelques autres films, décida d'en faire un film de grand écran.
L'aspect de propagande ne se cache pas et n'est que ce qu'il reste de la commande initiale de l'ONU. Le message est habilement dilué dans une histoire d'espions de l'ONU enquêtant sur un trafic de drogue.
Alors, certes il y a un énorme casting pas toujours bien utilisé.
Mais c'est que tous les volontaires de cette croisade contre la drogue - le cast comme le crew ont accepté pour tout salaire un euro symbolique, tout entiers investi qu'ils étaient dans l'art et le message philanthropique du projet - se sont faits nombreux et qu'il était devenu difficile de leur trouver une place à tous. Il faut surtout juger de l'impeccable duo de Trevor Howard (The Offense, Ludwig ou le Crépuscule des Dieux) et E.G.Marshall (13, rue Madeleine, Paris brûle-t-il ?) qui campent des héros aux gadgets parfois digne de 007 mais bien plus humains que James Bond.
Toute la force du scénario porte d'ailleurs sur la mort inattendue de l'un de ces deux personnages, le plus charismatique et le plus attachant, qui survient en un moment du film où on ne l'attend pas ou plus. Reste l'autre personnage, le repoussoir, un rien gaffeur et malchanceux pour affronter les puissants antagonistes encore à l'oeuvre. Il sera néanmoins aidé par une femme forte (tiens, encore une en cette période censée être peuplée de potiches au cinéma !).
Et qui peut honnêtement bouder le plaisir de voir à l'image un si fabuleux casting ?
Yul Brynner (Les Dix Commandements, Les Sept mercenaires)
Eli Wallach (Le Bon, la Brute et le Truand, Le Cerveau)
Gilbert Roland (Le Signe de Zorro), impeccable en grand méchant de l'histoire
Anthony Quayle (Les Canons de Navarone, Le Faux coupable)
Omar Sharif (La Nuit des généraux, Dr Jivago)
Angie Dickinson (les deux Ocean's Eleven)
Rita Hayworth (La Dame de Shangaï, Gilda)
Marcello Mastroianni (La Dolce vita, Fellini Roma), en remplacement d'Alain Delon
Jean-Claude Pascal, gagnant de l'Eurovision avec Nous les amoureux en 1962
Trini Lopez, autre chanteur très connu de l'époque, dans son propre rôle, doublé par Roger CarelGrace Kelly (La Main au collet, Fenêtre sur cour) alors princesse et présente en voix off dans certaines versions du film uniquement.
Ainsi que plusieurs grands noms du cinéma d'espionnage (et parfois même liés à la saga James Bond):
Senta Berger (Peau d'espion)
Charles Millot (Les Barbouzes)
Harold Sakata (Goldfinger, Mad Mission III: Our Man from Bond Street), inoubliable Oddjob !
Stephen Boyd (Shalako, Ben-Hur)
Alors, on déplore bien-sûr trois choses: l'une des grandes lignes du scénario et certains effets de comiques ou de fantaisie qui échappent à l'esprit trop sérieux et cartésiens du réalistement triste XXIe siècle.
D'abord, cette grande ligne du scénario qui veut que des agents de l'ONU rendent de l'opium radio-actif pour le pister avec des compteur Geiger. L'idée est en partie de Ian Fleming, père de James Bond, qui avait commencé à travailler sur le film et s'était inspiré d'une de ses enquêtes journalistiques sur le trafic de diamants, qui a par ailleurs servi de base au roman Les Diamants sont éternels. En Afrique, dans les carrières, l'Organisation Internationale de Sécurité de l'Industrie du Diamant avait imprégné les gemmes récoltées d'un vernis radio-actif invisible afin de détecter tout vol ou détournement des pierres précieuses. Fleming n'a fait qu'appliquer cette découverte réelle à l'opium.Un scénariste de la série à succès Danger Man viendra parachever ce premier jet et aura conservé cette idée, qui traduit tout de même une réalité géopolitique. On notera d'ailleurs que Terence Young en a profité pour améliorer sa présentation du compteur Geiger de Dr No et en faire un admirable gadget de taille réduite, dissimulé dans une boite de cigarettes. Réalité dénoncée, enrobée d'un peu de sucre onirique.
Ensuite, le combat de femmes en bikini dans une boîte de Naples, qui n'est pas sans rappeler le duel des Zora et Vida dans Bons Baisers de Russie. Quandoque bonus Homerus dormitat, et puis, Young ne met pas ce fantasme en scène par pur caprice mais bien plutôt à des fins là aussi de propagande pour l'ONU. Le but est de dénoncer de façon fantaisiste dans le même temps les combats clandestins et la traite des blanches. Ainsi, comme Bond, les héros s'indignent de ce spectacle et, par cette indignation, aide le propos à ne pas s'axer sur le trafic de drogues seul.
Enfin, le pierre/papier/feuille/ciseaux qui perturbera plus d'un spectateur moderne. Si ce jeu aujourd'hui galvaudé, moins courant dans les cours de récréation de l'époque, peut sembler étrange dans un repas aux chandelles - Zemeckis a fait mieux que s'en étonner, il s'en est servi dans Roger Rabbit avec une signification probablement aussi polysémique - il ne devrait pas surprendre entre les deux espions. En effet, pourquoi s'en étonner quand un grand nombre de héros en duos déterminent leurs choix à pile ou face ou en pariant de l'argent ? Le jeu, en apparence enfantin, sert soit la représentation directement sensible de la complicité qui règne entre les deux héros et, lorsque l'un d'entre eux est avec une femme, le jeu devient la métaphore amusée de tout autre chose.
En somme, un film incompris, déprécié du fait de son caractère moraliste, édifiant, de son grand casting que certains imaginent cache-misère et surtout de son humour ou de sa fantaisie mêlés à des scènes plus sombres et plus graves, qui fait penser à un ton nanardesque.
Il n'en est rien. Opération opium est un très bel exemple de ce qu'on appelle "spoudogeloion" ou sério-comique au cinéma. Le "spoudogeloion" n'est pas, rassurez-vous, une maladie contagieuse qui ferait aimer les nanars, mais plutôt un genre d'écriture littéraire et cinématographique qui, une fois su, évite de voir des nanars partout. Comme le rappelle Emmanuel Bury, chercheur en littérature, dans plusieurs de ses articles et dans le Lexique des termes littéraires auquel il participe, le "spoudogeloion" est une forme de comique qui sert à faire passer un discours très sérieux, souvent philosophique. Le film n'était-il pas originellement un film pour dénoncer les trafics de drogues et les ravages qu'ils occasionnent ? Ne traite-t-il pas sur un ton volontairement léger des combats clandestins, de la traite des blanches et des techniques scientifiques dont on use pour filer certains trafics ?
Opération opium est à l'image du personnage de Trevor Howard qui, répondant à son comparse indigné devant la lutte des femmes en bikini édulcorée, déclare: "Je préfère en rire qu'en pleurer". Le ton moralisateur se sait effrayant et se déguise en onirisme bondien pour attirer l'attention sur ce qu'il a à dire et forcer l'adhésion, en choquant le moins possible, en faisant rire devant des situations cocasses et parfois pleurer devant des destins brisés (mention toute particulière à Howard et Hayworth sur ce dernier point).
Pour rappeler à un public autruche que les fleurs de pavot, elles aussi, sont des fleurs et que les fleurs, elles aussi, peuvent tuer.