2001 s’ouvrait sur un écran noir : c’est pour le rouge qu’opte Orange mécanique.
Dans la filmographie si hétérogène de Kubrick, Orange mécanique n’est pas un film aimable. Son ton, son propos et son esthétique, son ancrage temporel aussi, font de lui un objet singulier qui, loin des splendeurs visuelles des autres chefs-d’œuvre, cherche à provoquer davantage qu’à séduire.
Dans un swinging London dystopique, bigarré et coloré, la première partie s’organise en tous points comme un clip qui aurait mal tourné : chorégraphiées, synchronisées à la perfection sur une musique omniprésente, les scènes d’ultra violence s’enchainent à un rythme frénétique. Le langage est fleuri, la jubilation constante : grotesque, shakespearien, fascinant dans son imagerie (comme cette fantastique ouverture en travelling arrière dans le Milkbar), l’ambivalence se pose d’emblée quant au regard à poser sur cet univers.
Grand adepte de la distance contemplative (dans 2001, Barry Lyndon et dans une certaine mesure, par la largeur des plans dans Shining) Kubrick opte ici pour une esthétique immersive : au plus près des victimes, accompagnant la violence des coups, usant de plongées et contre plongées, le point de vue est interne. Complice, victime, le spectateur est forcé, comme le sera Alex plus tard, à regarder, et presque participer aux ébats. Caméra à l’épaule, intégrant la chorégraphie du mal, le cinéaste cherche clairement à provoquer un vertige et une nausée.
Le monde dépeint par Orange mécanique a de toute façon tout perdu. Il ne suffit pas d’attribuer les déviances à l’âge de déraison d’Alex et ses droogs. A l’image de la fresque pseudo antique à laquelle on ajouté des pénis en graffitis, tout est relu, redigéré par une civilisation en plein déclin : la musique electroclassique, l’art porno-design… les adultes sont encore plus grotesques, parents dépassés et agents de probation pervers, et la Bible elle-même devient un vivier à fantasmes déviants.
Dans cette frénésie, aucune place n’est accordée à l’émotion. Pour Alex, il s’agit d’augmenter la dose de la violence pour maintenir une vibration, elle-même indexée sur la mainmise qu’il a sur ses comparses. La scène de triolisme est en cela révélatrice : en vitesse rapide, machinale, elle combine le libertaire et le désincarné.
L’arrestation d’Alex va produire un brutal changement de rythme : à l’énergie nihiliste succède une nouvelle forme de violence, raffinée et systémique. Lentes et méthodiques, les scènes insistent sur le protocole, l’entrée en prison, les signatures administratives. Electron libre, Alex est désormais un sujet d’expérience, qu’on exhibe dans une foire politique et fasciste qui se résume à une devise : « the point is that it works ».
Certes, nous sommes face à une fable et la grosseur des ficelles est sans nul doute volontaire. Il n’en demeure pas moins que l’effet de miroir systématique lors de la sortie de prison se révèle assez lourd. Les victimes deviennent les bourreaux, chacune à son tour, et la démonstration d’un déplacement de la violence est aussi lente que surlignée.
Maitrisé, jubilatoire, satirique, Orange mécanique est un film utile, qui peine un peu plus que les autres à s’extraire de sa période de production, marqué par une esthétique et des thèmes sur lesquels on a beaucoup œuvré depuis.
Criard, outré, grotesque, cynique : ce n’est pas un film aimable, et à dessein, qui colore la filmographie du maître d’un éclat acide et fascinant.
(7,5/10)

http://www.senscritique.com/liste/Cycle_Kubrick/507970
Sergent_Pepper
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le 7 juil. 2014

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