Il y aurait deux façons, ainsi, d'apprivoiser la terrible fresque que nous dépeint ici le génie d'un Kubrick.

Si "Orange Mécanique" se réduit bien au contrepied d'une Angleterre des années 70, empêtrée dans ses frêles illusions d'un petit univers bien rangé, et à laquelle l'on oppose une explosion d'ultra-violence, sur un fond de machiavélisme d'État... alors oui, cette Clémentine Mécanique n'aura pas vécu dix ans avant l'obsolescence.

Mais imaginons un instant qu'il en soit tout autre ; et que, rejetant dans l'abysse une petite critique sur la petite Albion des idéaux idiots, Kubrick ait pris d'assaut l'histoire et la pensée pour y imprimer la marque de son génie, où crimes, python et concertos tracent une éternelle œuvre traversée de tourments, celle de ce monde intriguant, esthétique et fou, où jeunesse délabrée et coercition étatique s'entremêlent dans une symphonie cinématographique rarement égalée ? Arrachant le spectateur à son époque, à son lieu, le cinéaste visionnaire a ici donné naissance à une nouvelle "Odyssée de l'Espace" – et ce ne sont plus le ballet des étoiles et la meute des singes qui s'emparent de l'imaginaire du spectateur, mais la tempête esthétique et surréaliste d'un monde en pleine chute. Y passent la souffrance, les cocktails, la bastonnade et le charisme : bien malin qui en arrachera un sens unique et immuable. L'Orange Mécanique est un prisme, une galaxie où il fait bon se perdre...

Que l'on ne s'y trompe pas : Anthony Burgess a écrit les jeux de pouvoirs d'une fausse-Angleterre livrée aux pulsions dépravées, il a devisé sur le choix, la violence et la thérapie de choc. Mais c'est Kubrick qui arrache l'intrigue de son petit-cadre d'utopie noire, pour déplier la fantastique peinture d'un mode hors de tout code et sens.
Le spectateur, lentement, se plie au jeu du cinéaste, et accepte de suivre mécaniquement la cadran de l'horloge, de ces quelque deux heures hors du temps, comme pour contourner et prendre la mesure d'un phénoménal délirium jailli de l'imaginaire de son réalisateur – et autour duquel le public est contraint d'effectuer une lente révolution, sans jamais s'emparer des clefs de l'énigme. Univers étrange, univers terrible, univers aux questions foisonnantes...

Mal vieilli ? Peut-être. Tant mieux, même. L'Angleterre a changé, le modèle a disparu – demeure son spectre, l'intrigante Orange Mécanique, posée hors du temps, pour qui voudra y plonger pour une folle chevauchée.
Wakapou
9
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à sa liste Plus efficaces qu'une poudre blanche...

Créée

le 11 nov. 2010

Critique lue 10K fois

100 j'aime

6 commentaires

Wakapou

Écrit par

Critique lue 10K fois

100
6

D'autres avis sur Orange mécanique

Orange mécanique
Grard-Rocher
9

Critique de Orange mécanique par Gérard Rocher La Fête de l'Art

[L'histoire se déroule en Angleterre dans un futur proche. Alex Delarge est un jeune homme peu fréquentable et fou de Beethoven. Le malheur est que la violence, le sexe l'obsèdent autant que sa...

142 j'aime

25

Orange mécanique
Sergent_Pepper
7

Glandeurs et décadence.

2001 s’ouvrait sur un écran noir : c’est pour le rouge qu’opte Orange mécanique. Dans la filmographie si hétérogène de Kubrick, Orange mécanique n’est pas un film aimable. Son ton, son propos et son...

le 7 juil. 2014

120 j'aime

14

Orange mécanique
Wakapou
9

Critique de Orange mécanique par Wakapou

Il y aurait deux façons, ainsi, d'apprivoiser la terrible fresque que nous dépeint ici le génie d'un Kubrick. Si "Orange Mécanique" se réduit bien au contrepied d'une Angleterre des années 70,...

le 11 nov. 2010

100 j'aime

6

Du même critique

L'Orange mécanique
Wakapou
9

Une « coïonnerie »

Anthony Burgess avait, dans ses dernières années, une très grande crainte : celle de ne demeurer dans les mémoires qu'en tant que l'écrivain qui avait inspiré Stanley Kubrick pour « A Clockwork...

le 1 déc. 2010

61 j'aime

16

Fight Club
Wakapou
5

Please be a parody !

Fincher, fais-moi plaisir, dis-moi que c’est une parodie ! Vu étant gosse, ce film m’avait laissé le souvenir d’une immense claque, avec un parfum délicieux d’ultra-violence et de subversion contre...

le 19 juin 2013

58 j'aime

9

Pokémon Bleu
Wakapou
10

We are Pkmn generation !

Ah, Pokemon Bleu, c’est LE socle commun à toute une génération des 90’s : le jeu vidéo qui a forcé les parents à abandonner leurs derniers espoirs de comprendre nos chères têtes blondes ... Sur une...

le 14 juil. 2013

50 j'aime

4