Si l'histoire du cinéma regorge d'anecdote de tournages catastrophiques, d'ambiances de plateau calamiteuses et de films maudits, peu atteignent l'ampleur du Othello de Welles, débuté en 1948 (en plein montage de MacBeth) et terminé quatre ans plus tard, en 1952. Le film est l'exemple le plus original, le plus cocasse et le plus ironique des "runaway production" des années 40-50 durant lesquelles des réalisateurs comme Maté, de Toth, Thorpe, Mann, Hathaway ou Ray s'exilaient en Europe pour tourner à bas prix et, surtout, dans des conditions plus saines que celles posées par les majors d'Hollywood. L'histoire jugera de la réussite de l'entreprise de Welles à l'aune du nombre de reports, de dépassement budgétaire ou du changement de casting. Artistiquement, il s'agit d'une réussite. Certes à des lieux du film épique qu'il avait entrepris, mais tellement angoissant et claustrophobique..
Revenons brièvement sur les conditions du tournages, elles en valent le coup. Quand il termine son MacBeth c'est plein d'ambition et gorgé d’orgueil que le wonder boy américain entreprend de porter à l'écran ses auteurs de prédilection Melville, Rostand, Mérimée, Cervantes et bien évidemment Shakespeare. Mais tout cela à un prix et les producteurs, frileux par nature, le sont d'autant plus quand le projet porte la marque intellectuelle de Welles. Sa seule issue est de financer lui-même ses films. Qu'à cela ne tienne : il tournera coup sur coup Black Magic de Gregory Ratoff (un vieil ami de D.F. Zanuck), Prince of Foxes de King, The Third Man de Reed, et The Black Rose de Hathaway (tous en exil).
Welles s'attèle à Othello dès la fin de l'année 1948 et les premiers coups de manivelle sont donnés dès le printemps suivant. On a alors Micheál MacLiammóir dans le rôle du fourbe Iago et Cécile Aubry dans celui de Desdémone. Le tournage est brusquement arrêté, faute d'argent et de lieux de tournage, et la "Manon" française quitte l'aventure pour rejoindre celle d'Hathaway... où l'attend justement Welles. Décidément. Le tournage l'envoi au Maroc et, alors qu'il en profite pour faire du repérage, factionne son équipe en Italie dans la villa Frascati qui leur a loué. Il est question que le tournage reprenne en France, aux studios de la Victorine, près de Nice, où le fidèle et talentueux Alexandre Trauner a reconstitué une Venise plus vraie que nature. Malheureusement, et toujours faute de moyens, le tournage est encore une fois avortée et son équipe renvoyée chez elle. Quand il reprend pour la énième fois, c'est à Mogador, sur la côté atlantique du Maroc, qu'il se tient et Betsy Blair a endosser les robes de Desdémone. C'est alors que le film fauché va entrer dans la légende :
"En arrivant dans ce trou perdu, un petit port de côte atlantique du Maroc, nous avons pris des chambres d'hôtel. Deux jours plus tard, nous avons reçu un télégramme disant que les costumes ne viendraient pas parce qu'ils n'étaient pas terminés. Le lendemain, un autre télégramme nous a annoncé qu'ils n'étaient même pas commencé. Et ensuite un troisième télégramme nous appris que Scalera (producteur et propriétaire du plus grand studio éponyme de cinéma italien d'alors) était en faillite. Alors j'avais cinquante personnes en Afrique du Nord et pas un sou. Nous avions de la pellicule et des caméras mais comment tourner Othello sans costumes? C'est comme cela que j'ai pensé au bain maure car, au hammam, pas besoin de costumes. Nous avons travaillé cette scène pendant trois semaines environ tandis que de petits tailleurs du village avec les reproductions de Carpaccio (Vittore Carpaccio, le peintre italien d'inspiration vénitienne, auteur notamment de La Prédication de saint Étienne à Jérusalem) accrochées au mur nous fabriquaient les vêtements. Tous les costumes s'inspiraient de ses peintures. J'avais l'intention de montrer la corruption de la chrétienté véntienne, ces gens qu'Othello traitait de chèvres et de singes"
Voilà comment une scène inédite de l’œuvre de Shakespeare s'est immiscé dans le film et comment Welles a joint l'utile, ou disons plutôt la nécessité, à l'agréable tant la séquence du bain maure est bonne et carrément cohérente. Entre autres tuiles on peut également citer le découpage en deux des grandes boites de conserves collectives en fer-blanc et leur association par des lanières de cuire pour pallier à l'absence des armures, pas encore arrivées. L'ont-elles jamais été pourrait-on se demander. Bref la preuve par quatre que le système D, parfois, ça marche du tonnerre. Encore faut il avoir la détermination et le sens artistique d'un Welles. Cet épisode marocain ne s'avéra pas si anodin quand, un soir de mai 1952, alors que le film de Welles se voyait décerner le grand prix du festival de Cannes, l'orchestre dû entonner l'hymne du Maroc sous la bannière duquel il était présenté.
Encore une fois l'argent vient à manquer et ce n'est que la malice du réalisateur, qui fier de l'adage qui dit qu'on ne prête qu'aux riches n'hésite pas à inviter ses potentiels futurs investisseurs aux plus grandes tables et à les saouler aux plus grands crus, et le hasard d'une rencontre drolissime avec Churchill (au cours d'un entretien dans un café Welles, qui était sur le départ, vint à la rencontre de l'ancien premier ministre britannique, attablé non loin de lui, et s'inclina en gage de respect, ce à quoi ce dernier, tant par courtoisie que par raillerie, lui répondit le même hommage. L'investisseur, médusé de la marque d'affection de ce cher Winston, s'empressa alors de signer le contrat. Mis au parfum par Welles lui-même, il n'arrêtera plus dès lors de saluer le réalisateur quand il le croisait dans un café ou un restaurant, pensant ainsi lui faire gagner de l'argent!) qui permit au tournage de reprendre, à Rome. Avec, pour la troisième et dernière fois, une nouvelle Desdémone. C'est à son ami de longue date Suzanne Cloutier qu'échu le rôle.
Finalement, celui qui parle le mieux du film c'est encore son réalisateur-interprète principal. "Pour moi, Othello a été une expérience agréable malgré tous les ennuis. J'ai tourné dans quatre villes différentes au Maroc et dans cinq endroits environ en Italie. Chaque fois que vous voyez quelqu'un de dos, vous pouvez être certain qu'il s'agit de sa doublure. Je n'ai jamais été capable d'avoir Iago, Desdémone et Roderigo (Robert Coote) tous ensemble devant la caméra. Iago passe du portail d'une église à Torcello, île de la lagune vénitienne, à une citerne portugaise au large de la côte africaine. Il a traversé le monde et est passé d'un continent à un autre au beau milieu d'une phrase. Et cela se produit tout le temps dans Othello. Un escalier toscan et un rempart marocain sont deux parties de ce qui est dans le film une même salle. Rodrigo frappe Cassio à Mazagan et reçoit la riposte à Orvieto à quinze cents kilomètres de distance."
Le tournage, vous l'aurez compris, fut un véritable marathon cinématographique étiré sur plus de quatre années, pendant lesquelles Welles du composer avec les différents lieux de tournages et les différentes Desdémone et dû régulièrement faire preuve de malice et réinjecter ses propres salaires gagnés en tant qu'acteur. N’empêche, il garde jusqu'au bout le contrôle de son film. C'est la première fois depuis Citizen Kane mais aussi la dernière. Son aspect contre-fait, morcelé confère au film son atmosphère oppressante. Comme dans MacBeth, c'est encore la vision de Welles qui prime. Les dialogues sont chuchotés, les costumes artificiels, les jeux d'ombres et de perspectives omniprésents, la surréalisme n'est jamais très loin (pas autant que dans MacBeth toutefois). A noter la participation bénévole de Joseph Cotten, dans le rôle d'un sénateur, et de Joan Fontaine, dans celui d'un page, au début du film, les deux acteurs, de passage à Venise, se rendant alors sur le plateau de September Affair sous la direction de William Dieterle.