En adaptant le roman de Florence Aubenas, Emmanuel Carrère réalise un film juste et sensible, dans l’esprit du cinéma social de Ken Loach, réaliste mais sans misérabilisme. Ouistreham s’envisage comme une immersion dans le quotidien des travailleurs précaires, mais tire sa singularité du fait qu’il soit aussi un film d’infiltration. Pour les besoins de son livre, Aubenas a ainsi intégré incognito une équipe de femmes de ménage, en coupant complétement le contact avec sa vie parisienne.
Ouistreham se construit sur ce frêle équilibre qu’il parvient à maintenir tout du long. Le film saisit ce que l’écrivaine cherchait à exposer dans son récit, la vie de ces invisibles pour qui chaque jour est un combat pour joindre les deux bouts, payer le loyer et nourrir ses gosses. Mais il n’oublie pas de capturer des moments joyeux, bourrés d’humanité et de montrer que ce contexte est aussi propice à la création de liens forts, qu’il peut être le terreau d’une sincère solidarité et par extension d’une solide sororité.
Ouistreham n’élude cependant jamais la question du dilemme moral au cœur du film, et Carrère l’a sans doute plus mûri que Aubenas qui était, elle, dans l’action… Le petit carnet de Marianne/Florence rappelle en sous-texte le deuxième sujet du film, l’opposition de classes, l’impossible rapprochement entre deux mondes, celui des femmes de ménage de Ouistreham et des intellectuels parisiens. Est-ce que le geste, l’enquête journalistique justifie le mensonge ? Est-ce du cynisme, du voyeurisme ou un acte citoyen, altruiste ?
Il n’y a évidemment pas de bonne réponse à cette question, et c’est ce qui rend le personnage de Marianne si intéressant. Pour l’incarner, le choix d’une Juliette Binoche plus naturelle que jamais est judicieux, d’autant plus qu’elle sait s’effacer pour laisser la parole à des actrices non professionnelles épatantes de justesse.
Puissant dans sa mission documentaire, justement ambigüe dans les points de vue qu’il confronte, et bouleversant par les parcours qu’il raconte, c’est aussi à travers les questions qu’il soulève que Ouistreham est une réussite.

Thibault_du_Verne
7

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à sa liste Les meilleurs films de 2022

Créée

le 25 janv. 2022

Critique lue 38 fois

1 j'aime

1 commentaire

Critique lue 38 fois

1
1

D'autres avis sur Ouistreham

Ouistreham
Cinememories
6

Nomadland à quai

Il était très surprenant de découvrir Emmanuel Carrère à l’affiche d’un nouveau long et à l’ouverture de la Quinzaine des Réalisateurs, sachant la division du public sur « La Moustache » et malgré...

le 18 janv. 2022

23 j'aime

1

Ouistreham
Cinephile-doux
8

Infiltrée sociale

Florence Aubenas n'est pas n'importe qui : longtemps reporter de guerre, elle a été retenue en otage 5 mois en Irak et elle a également couvert le procès d'Outreau sans avoir peur d'aller contre...

le 13 janv. 2022

20 j'aime

2

Ouistreham
Noel_Astoc
8

Conflit d’intérim-mer

Le film d’Emmanuel Carrère est très beau tour de force. Tout est extrêmement réussi. L’écrivain-cinéaste mêle avec succès documentaire et romanesque, star de cinéma (Juliette Binoche) et...

le 17 janv. 2022

6 j'aime

Du même critique

Ma Loute
Thibault_du_Verne
3

MA LOUTE – 6/20

Autant le dire d’emblée, Ma Loute m’est passé complétement au-dessus. Comédie burlesque, voir grotesque, empreinte d’une excentricité peu commune, le film de Bruno Dumont est si singulier qu’il ne...

le 23 mai 2016

42 j'aime

7

The Strangers
Thibault_du_Verne
4

THE STRANGERS – 8/20

Le mélange des genres est un exercice assez courant dans le cinéma sud-coréen (on se rappelle de l’ovni The Host de Joon-ho Bong), ce n’est pas ce qui étonne le plus à propos de The Strangers. On ne...

le 27 juil. 2016

38 j'aime

En attendant Bojangles
Thibault_du_Verne
6

Cinéma | EN ATTENDANT BOJANGLES – 13/20

Tombé sous le charme de cette fantasque histoire d’amour à la lecture du roman d’Olivier Bourdeaut, j’étais curieux de découvrir quelle adaptation Regis Roinsard allait en tirer, lui qui a prouvé...

le 22 janv. 2022

26 j'aime