Les films du réalisateur Albert Serra se reconnaissent à une écriture cinématographique singulière, épurée de toute dimension spectaculaire. Un cinéma qui fascine autant qu’il dérange. Après La Mort de Louis XIV (2016) et Liberté (2019), il ancre son dernier film dans la très lointaine île de Tahiti.
Apocalypse tomorrow ?
Pacifiction : tourments sur les îles a pour décor l’île de Tahiti, ses plages immaculées, ses montagnes volcaniques et ses couchers de soleil. Un endroit paradisiaque qui a pourtant été choisi par la France pour y effectuer ses essais nucléaires, pendant trente ans, laissant une empreinte durable sur l’environnement. Les habitants de l’île, affectés par toutes sortes de cancers redoutent que les essais ne reprennent un jour. Une rumeur circule justement depuis peu à propos d’un sous-marin qu’on aurait vu au large de l’île. Certains y voient le signe d’une reprise imminente des essais. Sauf qu’aucune déclaration officielle ne vient confirmer cette crainte. Les personnages du film, représentatifs des différentes communauté de l’île, se retrouvent ainsi plongés dans un état d’expectative paranoïaque à la limite de l’absurde.
Monsieur le haut-commissaire
Au cœur de l’intrique, il y a le haut-commissaire de la République De Roller, interprété par Benoit Magimel. Ce notable débonnaire incarne la continuité de l’Etat, à défaut de son autorité. La rumeur qui circule le préoccupe en premier lieu. Sauf qu’il n’est au courant de rien. Il consacre alors toute son énergie à tenter de découvrir ce qu’il en est vraiment. On le suit ainsi, toujours impeccablement vêtu de son costume blanc, à la recherche d’une vérité qui lui échappe. Au Paradise Night d’abord, la boite de nuit fréquentée par un amiral amateur de jeunes marins ; puis sur un spot de surfers et enfin dans un village d’indépendantistes. De Roller s’interroge sur l’influence étrangère à laquelle ces derniers pourraient être soumis, russe, américaine ou chinoise ? Un fonctionnaire zélé mais inquiet, toujours en décalage (en inadéquation pour reprendre un terme cher au réalisateur) qui apporte au film une touche humoristique subtile.
Qué Serra serra
Disons-le tout de suite, ce qui intéresse Albert Serra n’est ni l’action, ni l’explicitation des situations. Bien qu’il y ait là matière à un véritable thriller – menaces diffuses, mensonge d’état et agents infiltrés (ou pas) – le réalisateur espagnol vide le film de son potentiel substrat spectaculaire lui préférant une succession de tableaux, réalisés en plans fixes d’où émerge une réalité. Non pas la réalité de l’histoire – car le réalisateur explique bien qu’il n’y en a pas a priori mais une réalité parmi toutes celles que la contingence du montage permet. De fait, le dispositif scénique choisi par Serra – et qui laisse aux acteurs une grande liberté -, joue sur la vulnérabilité de ces derniers. Ignorant tout du scénario, mais cernés en permanence par trois caméras, les interprètes se retrouvent eux-même sous une pression invisible semblable à celle que le réalisateur entend dénoncer en filigrane. Celle que le capitalisme exerce continuellement sur les populations et sur la nature. Pacifiction est d’abord un film sensitif, mais c’est aussi un grand film politique à sa manière.
8/10
Critique publiée initialement sur le MagduCiné