Pacifiction est peut-être le film le plus original et intrigant de l’année. Il installe son thriller politique fiévreux dans un décor de Polynésie française coloré et envoûtant. On y suit un personnage de Haut-commissaire manipulateur qui tente de garder le contrôle sur une situation qui lui échappe.


La première chose qui frappe avec ce film, c’est sa capacité à créer le malaise en étirant ses scènes. Il choisit d’allonger ses séquences pour préparer les ingrédients de son thriller. Des informations clés sont semées par le réalisateur au milieu de longs dialogues, comme ça, l’air de rien, au détour d’une conversation qui paraissait futile une seconde avant. L’histoire se développe au compte-goutte. Chaque scène laisse naître un point de friction qui reste coincé dans nos tripes. Si bien qu’à mesure que le film avance, la tension s’épaissit. Jamais elle ne redescend, car le réalisateur conserve sa ligne en évitant d’en faire trop. Il ne cherche pas à surcharger la scène d’effets de mise en scène grossiers ou de mouvements de caméra tape-à-l'œil. Il se contente de prendre son temps, d’installer ses plans fixes, de poser son décor et ses personnages. Il utilise la même méthode pour développer son héros. C’est dans les petits riens qu’Albert Serra donne du corps à De Roller. On le découvre menaçant quand il parle de détruire une chapelle, manipulateur quand il fait les yeux doux à Shana pour glaner des informations, et même sans pitié quand il force un homme à boire pour le faire parler. Le cynisme du politicard, l’arrogance du colon, nombreux sont les défauts du Haut-commissaire.


Le calme et la lenteur des plans permettent également de s’intéresser aux mouvements des corps. Ils semblent ralentis par la chaleur, englués par une force mystérieuse, presque à la dérive. La photographie saturée et les lumières vibrantes viennent rajouter à cette atmosphère déjà fiévreuse, les contours d’un trip psychédélique. On reconnaît dans les corps polynésiens dénudés l’inspiration de Gauguin et celle d’Henri Rousseau dans les couleurs flamboyantes de la flore. La nature verdoyante est plus qu’un simple élément de décor. Elle donne vie au mystère, incarne le malaise qui traverse le film.


Le film avance vers son dénouement en renforçant son mystère. Il semble se révéler pour mieux nous guider dans l’erreur. La seule chose qu’il révèle est sa vraie nature, ou plutôt devrais-je dire, sa non-nature. À l’image de Shana, le film est d’un genre ambigu. Débutant comme un thriller politique pour glisser ensuite vers l’érotisme, tout en étant traversé par une tonalité fantastique. La fluidité de son genre lui offre le terrain mobile pour nous maintenir dans un état de flottement permanent. L’intrigue géopolitique de la reprise des essais nucléaires n’est qu’un prétexte. Elle paraît être le fil rouge du film alors qu’elle a autant d’importance que les crépuscules orangés et les monologues délirants de l’homme politique désabusé. Tous ces éléments servent le même but, celui de la spirale métaphysique. Pour citer le personnage du "portugais", De Roller ne tourne pas en rond, mais en spirale. Cette phrase résume l’idée du film. De Roller paraît tourner en rond, mais le cercle est une chose finie. Or, la spirale de Pacifiction est infinie. Son visionnage est similaire à la dégustation d’un lotos de l’Odyssée, nous faisant oublier qui nous sommes et d’où nous venons. Comme De Roller, le spectateur est victime d’une hypnose dans un lieu hors du temps.


On ressort avec l’impression qu’Albert Serra a mis un truc dans notre verre. Il nous laisse un sentiment d’inachevé, que la boucle ne sera jamais bouclée, que la dérive sera éternelle. Mais c’est pour ce genre d’expérience que le cinéma vaut la peine d’être regardé, pour l’hallucination collective qu’il procure, le mauvais rêve éveillé qu’il nous fait subir en douceur.


Erospleure
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le 25 déc. 2022

Modifiée

le 25 déc. 2022

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