La première fois que j'ai découvert Padre Padrone c'était à sa sortie, en 1977, le film était un grand succès, tout auréolé de sa Palme d'or remise par un jury présidé par Rossellini (excusez du peu...) et du prix international de la critique. J'avais alors dix ans et ce film m'a marqué d'une empreinte indélébile, même si, sans doute, à ce jeune âge, je ne pouvais que difficilement en saisir tous les tenants et aboutissants.
Je l'ai revu quelques années après, dans le cadre d'une sortie ciné organisée par une prof d'italien assez audacieuse pour y emmener ses classes. Ma lecture du film fut probablement alors moins manichéenne mais sans doute surtout teinté de la rebellion adolescente contre l'autorité paternelle de rigueur.
La sortie en DVD chez MK2 de cet immense classique m'offre enfin la possibilité d'une approche plus complète et "adulte" et je peux affirmer d'une part que le film n'a rien perdu de sa superbe et de sa puissance et d'autre part, qu'il fait intimement partie des films de ma vie, au sens où François Truffaut et Claude Berri l'entendaient, c'est à dire comme un des films fondateurs de ma cinéphilie.


Gavino Ledda, fils de paysan sarde est brutalement retiré de l'école par son père à l'âge de six ans pour devenir berger. L'enfant, puis le jeune homme transformé par l'autorité tyrannique et la violence d'un "père-patron" est devenu un solitaire ne connaissant que la nature et le langage de son environnement pastoral. Mais un jour, Gavino s'éveille à une autre forme de communication et d'apprentissage de la vie et il entreprend de s'instruire en autodidacte. Après avoir franchi plusieurs obstacles, il deviendra lettré et même diplômé en linguistique et pourra enfin s'opposer à la figure terrifiante du patriarche. Ce film étant tiré du récit qu'il a fait de sa vie.


Le film s'engage d'ailleurs sur un étonnant passage de relais entre le vrai Gavino Ledda, qui taille une branche pour en faire un bâton qu'il remet à Omero Antonutti (terrifiant et pathétique) qui interprète le rôle du père, lui donnant ainsi symboliquement l'autorité d'incarner ce patriarche ainsi qu'au Taviani à qui il offre son histoire afin d'en tirer un film, quelles qu'en soient les trahisons.


Padre padrone est un film qui décrit avec beaucoup de cruauté et de lyrisme mêlés le destin misérable auquel sont prédestinés les enfants de paysan sardes de l'immédiate après-guerre. Un destin dans lequel les enfants sont condamnés d'avance à une vie de misère et de servilité, dans lequel le rôle des femmes est quasiment inexistant et l'autorité paternelle toute puissante.
Il y a d'ailleurs peu de rôles féminins dans le film et elle sont presque réduites à leurs stéréotypes: celui de la femme lettrée et aimante incarnée par l'institutrice (seule figure protectrice et bienveillante du film...), ou ceux de l'épouse et des filles, quasiment muettes et dont le destin est hélas tout aussi funeste... Le personnage de la mère de Gavino est d'ailleurs un personnage très ambigu et dérangeant d'épouse soumise et de mère effrayante, abusive et presque perverse tant elle est elle même étouffée par sa condition.


Et si le film prend parfois la tournure d'une fable cruelle avec ses éléments symboliques (le "Saint" père) ou ses animaux doués de pensée et de parole (la brebis qui chie dans le lait), il est en fait une peinture très réaliste et douloureuse de l'horreur à livrer un enfant de six ans à ses peurs primales (la nuit, l'isolement...) et à la responsabilité écrasante de devoir gérer un métier de berger en ayant pour seul accompagnement éducatif que les coups reçus du père et l'instinct quasi animal, sauvage, qui lui permettra de s'en sortir.
Cet instinct qui s'exprime de manière très crue à la puberté lorsque la découverte de la sexualité se fait au travers de l'observation des animaux et de l'initiation au plaisir par la zoophilie (l'âne, les brebis ou les poules, tout y passe...). Cette parenthèse étrange dans le film des Taviani faisant d'ailleurs office d'ellipse pour nous amener le personnage à l'âge adulte (Saverio Marconi, sublime et magnétique)
Gavino a alors 20 ans et ne tardera plus à entamer son émancipation, malgré l'adversité qui s'oppose à lui, le premier déclic étant la découverte de cet accordéon qui sera pour lui le premier signe d'une pulsion créatrice qui le distingue enfin de l'esclave servile ou de l'animal auquel il fut réduit jusque là. La musique, l'instruction, l'art et la littérature s'offrant à lui en germe comme un salut possible, enfin...


C'est alors que le père apparaît davantage bienveillant en offrant à son fils de devenir propriétaire terrien d'une oliveraie afin de lui permettre un avenir plus riche et d'échapper à sa misérable condition de berger... mais le froid s'en mêle et les choses tournent mal... Tous les jeunes hommes du village décident de quitter la Sardaigne pour aller travailler en Allemagne, excepté Gavino empêché une fois de plus par son père.
L'engagement dans l'armée et son amitié avec un jeune médecin (Nanni Moretti, tout jeunot) seront alors sa vraie première chance de salut et lui offriront, avec l'instruction, la possibilité - enfin - de se libérer une bonne fois pour toutes du joug paternel.
Le film - 35 ans après - n'a rien perdu de sa force et de sa singularité et il s'avance sans manichéisme aucun, mais avec une vraie réflexion politique et sociale sur la figure autoritaire d'une société violente et patriarcale, croulant sous le poids des traditions ancestrales alors immuables dans lesquels on maintenait les enfants (et les femmes) dans un asservissement total.
L'apparition (idée géniale !) du véritable Gavino Ledda qui ouvre et clôt le film apporte une valeur ajoutée de ce point de vue en incarnant la preuve vivante du possibilité de résistance, de modernité et de progrès...
Même si son discours final semble faire le douloureux constat d'un attachement presque irrationnel au territoire de son enfance... comme si les chaines n'étaient pas totalement brisées et ses racines le maintenaient un peu malgré lui à rester sur place... Après avoir malgré tout symboliquement tué le père et étant lui même devenu enfin un homme, à part entière... failles comprises...

Foxart
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le 11 août 2014

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