Pages cachées donc, film de Alexandre Sokourov, sorti en 1994. On peut dire que le film porte bien son titre. On connaît bien la passion de Sokourov pour les autres arts, au premier rang desquels la littérature, et notamment celle des grands auteurs slaves du XIXe siècle (Dostoievski, Tolstoï). Et c'est ce que nous dit Sokourov en intertitre à l'ouverture de son film, "adapté des grands auteurs russes du XIXe siècle". Oui, il s'agit bien d'une adaptation, mais on est ici très loin de la retranscription des pavés de Dostoievski (que je n'ai pas lu mais qui m'intéresse grandement). On distingue ici vaguement les traits de Crime et châtiment mais le tout forme davantage une ligne fuyante, énigmatique et comme toujours avec Sokourov, qui ne se prête pas vraiment à l'exercice de l'intellectualisation.
Le film commence donc de la manière la plus admirable qui soit : plans longs et posés, caméra qui dévie doucement de ses cadres, image dont on peine à distinguer les contours, de laquelle s'échappe une sorte de fumée, tout ceci donne déjà l'impression de se retrouver dans un rêve. Puis, notre personnage, assis au bord d'un cours d'eau (?), sa tête dans les mains. On pense tout de suite à Nostalghia de Tarkovski et l'image de ce corps frêle, pâle, maladif renvoie au Deuxième cercle du même Sokourov (un des plus beaux films de la fin de l'ère soviétique).
Et on le suit, dérivant lentement doucement, en quête de sens, notre personnage arrive alors dans un lieu de débauche et s'ensuit une scène franchement malsaine et dérangeante, qui témoigne du talent admirable de Alexandre Sokourov, assurément l'un des plus grands formalistes de ce siècle, pour recréer des ambiances cauchemardesques ou oniriques avec trois fois rien, une image floue, changeante, tantôt surexposée, tantôt sous-exposée.
Et tout le film se situe donc ici dans cette belle ligne d'intensité où l'on entrevoit le mouvement laborieux de notre personnage, l'errance vouée au néant le plus total. Il s'agit donc bien d'un voyage lent, difficile, où l'on ne fait qu'entrevoir les thématiques de l'oeuvre du génial cinéaste, on y ressent vaguement ce rapport malsain, sordide à la Mort, cette passion pour la peinture (jamais Sokourov n'a donné autant dans le pictural, transformant parfois l'image en véritable tableau, cf ce plan http://www.cinelounge.org/imgfull/129030.jpg ).
La différence, c'est qu'avec l'âge, Alexandre a gagné en nuance, et presque, osons le terme, en subtilité. Nous ne sommes pas ici devant la beauté brutale et rugueuse du Deuxième cercle ou du Jour de l'éclipse mais devant quelque chose de beaucoup plus façonné, poli (du verbe polir), d'où s'échappe pourtant quelques éclats violents et sublimes. C'est un film "sur la pointe des pieds" (je pique l'expression à Senscritchaiev de SC) où Sokourov semble ne jamais totalement achever (en tous cas de manière aussi brutale que dans ses films précédents) les idées de mise en scène et de narration qu'il a (et Dieu sait qu'il en a).
S'échappe donc une beauté presque évanescente, en demie-teinte du film, peut-être moins passionnée que celle du Deuxième cercle (oui, je sais, c'est la troisième fois que je le cite). Et la référence persistante, mais tout aussi libérée, volontariste de Sokourov aux grands auteurs russes donne l'impression d'y lire un roman auquel on aurait retiré des pages. D'où le titre du film.