Expérience hallucinée, hallucinante et hallucinatoire, Sur le Globe d'Argent est un film monstrueux, une oeuvre titanesque que le tournage chaotique et inachevé éloigne encore un peu plus de perspectives d'analyse rationnelle.
Pour la petite histoire, Andrzej Zulawski commence le tournage en 1975, trois ans après le Diable, fresque historique et adaptation prophétique se situant quelque part entre le Livre de l'Apocalypse et Oui-oui pète un plomb. Après deux épuisantes années, le nouveau ministre de la culture ferme les robinets, coupe les vivres, et les décors et costumes manquants sont détruits. Zulawski finit le film dix ans plus tard en insérant dans le montage original des séquences documentaires tournées clandestinement dans les rues polonaises doublées d'une voix-off expliquant les passages manquants.
Le film, adapté de l'oeuvre de Jerzy Zulawski, l'oncle du cinéaste donc, est à prendre avec des pincettes. D'une part, il est facile de se perdre dans 2h40 de logorrhées verbales hystériques, Sur le Globe d'Argent ne brillant pas nécessairement par sa simplicité : c'est très obscur, volontiers abscons, et ça cherche délibérément à paumer son spectateur. Mais pas gratuitement, j'y reviendrai. D'autre part, le caractère émietté et inachevé du film n'arrange rien, bien au contraire : les transitions vers les passages insérés sont extrêmement brutales, et les quelques bribes de narration qu'on en tire sont si confuses, qu'il est bien difficile d'y lire quelque chose. La lisibilité est loin d'être la considération première de ce Zulawski et on a le droit de mal le prendre, de parler de posture, d'hermétisme, de pensum informe, comme j'ai pu le lire ici et là dans certaines critiques négatives sur Internet.
Mais putain, il faut voir au delà de ça ! Ou plutôt : à l'intérieur de ça. Si le film se permet autant d'abstractions, de confusions, de dialogues métaphysiques incompréhensibles, c'est qu'il n'y a, au fond, qu'une seule chose qui intéresse Zulawski : celle de plonger dans son spectateur dans un univers apocalyptique, dévasté par la folie, les cultes païens et macabres, l'avidité. Et là, s'agit de donner une chiquette au mécréant qui viendra me dire que tout le travail visuel atmosphérique du Globe d'Argent n'est pas absolument remarquable de virtuosité et de cohérence. C'est l'utilisation la plus incroyable qu'il m'ait été donné de voir du jumpcut comme si la planète sur laquelle arrivait nos astronautes ne leur faisait pas simplement perdre la raison mais aussi la mémoire.
Car il s'agit bien de cela. Ce qui intéresse Zulawski, c'est de capter cette folie, directement liée à l'emprise tellurique de la planète sur ses colonisateurs. Et les repères se brouillent, les images se perdent, les dialogues en deviennent délirants, hystériques et non-sensiques. Il faudrait alors rapprocher ce Zulawski de son précédent, le Diable, qui lorgnait déjà vers cette esthétique de l'aberration nihiliste mais de manière plus intimiste : c'était un personnage sain confronté, et bientôt gagné, par la perversité des siens, par la décadence sociale. Sur le Globe d'Argent a une tonalité nettement plus ouverte et monumentale : la folie gagne absolument tous les espaces et sensoriels et techniques du film. La mise en scène est improbable, le montage tout autant, la photographie semble être passé par un prisme ternissant et déformant, comme pour souligner l'impitoyable brume qui s'abat et sur les personnages et sur les spectateurs.
Aucun mouvement ascendant là-dedans mais une gradation anxiogène et burlesque vers les abysses de la psyché humaine, une plongée vertigineuse et sans retour dans le fanatisme le plus barbare, dans la frénésie névrotique, dans l'aliénation la plus profonde.
Et comme dans Il est difficile d'être un Dieu qui propose une expérience différente sur un sujet similaire mais d'une radicalité proche de celle du Zulawski, il n'y a pas d'espoir de changement, il n'y a pas de lueur au fonds du puits comme dans Stalker. Le voyage ne peut s'achever littéralement que par la Passion du personnage principale, sa mort sur une croix de fortune. Le parallèle messianique est vite fait, d'autant qu'il est entretenu par le cinéaste polonais pendant tout le film. Mais la fascination finit par se mouvoir en obstination ...
Des doigts décharnés dans des fractures ouvertes. Sur le Globe d'Argent. Travail de maître. Ciao Andrzej, je t'aime très fort.