L'un des premiers livres de ma pré-adolescence, comme on dit aujourd'hui, fut "l'homme des vallées perdues" de Jack Shaefer, recommandé par mon père avec pas mal de J.O. Curwood et de Jack London : un livre emblématique qui façonna mon goût pour le western classique, et me marqua bien plus profondément que l'adaptation conventionnelle qu'en fit George Stevens, avec le bellâtre fadasse Alan Ladd. J'ai toujours préféré imaginer Shane sous les traits de Clint Eastwood, ce qui n'est pas très difficile puisque son "Pale Rider" est une nouvelle adaptation - non avouée mais indiscutable - du chef d'oeuvre de Shaefer.
Eastwood solde un peu paresseusement dans ce film, assez mal considéré au sein de sa filmographie - qui n'était pas encore en 1985 celle d'un géant du cinéma, loin s'en faut -, le personnage fondateur de l'homme sans nom : on est déjà loin de Leone ou même de Siegel, malgré quelques références à ces deux "pères". On a plutôt déjà affaire à ce post-classicisme efficace qui sera la marque de ses futurs grands films, même si Eastwood et son équipe ont l'idée originale d'aller titiller ici le fantastique, genre pourtant rarement combiné avec le western. Le personnage du Preacher est donc un mort-vivant, un cavalier de l'Apocalypse, apparaissant et disparaissant à la demande et bien sûr invincible : le problème est qu'il n'y alors guère de suspense quant à l'issue de son combat contre les sbires d'une grosse entreprise minière pré-capitaliste, aux méthodes aussi peu respectueuses de l'environnement que de la concurrence. Pire encore, il y a un manque de crédibilité certain entre la transparence fantomatique du personnage et l'émoi peu explicable qu'il provoque chez la genre féminine. Bref, Eastwood le réalisateur ne décide pas entre fantastique symbolique et réalisme politique, et cette absence de choix condamne le film à un entre-deux artificiel, qui n'engagera guère le spectateur.
Du coup, ce dernier a le temps de réfléchir à ce que ce film seulement à demi-réussi annonce des grands thèmes futurs de Clint : sa préoccupation pour l'homme américain ordinaire, qui tente de vivre "le rêve" alors que les règles du jeu ont été changées sans l'en avertir (la collusion entre le capitalisme, la loi et la politique est ici clairement décrite) ; son goût pour le romantisme un peu mortuaire des amours "adultes" impossibles ; sa célébration de la noblesse suicidaire du geste gratuit, nécessaire à la survie d'une certaine humanité dans la société... Tout est déjà bel et bien là, malheureusement à peine esquissé dans ce "Pale Rider" qui manque par trop de caractère.
Pour finir, on notera le personnage amusant joué par le géant Richard Kiel, qui sera dupliqué sans vergogne et avec succès en "Jaws" dans "l'espion qui m'aimait". Une autre jolie intuition d'Eastwood...
[Critique écrite en 2018]