Ses films ne sont pas faciles. Ils sont les fragments livrés d’une conscience intranquille, et c’est à nous de recomposer un continuum, en faisant la part du « réel » et du « fantasmé ». Voici une fiction à élucider, pas compréhensible systématiquement, dont les logiques sont affectives souvent – telle la présence du Docteur Jivago dans toutes les télés : il y a, factuellement, une référence à la Russie, à la Révolution, mais le lien est d’une autre nature, sentimentale… peut-être ce Regret de Jivago, dépeint aux dimensions russes, sublime-t-il ses regrets à lui ? L’image morcelée de ce puzzle, c’est Michele lui-même.


Et lui-même cherche à la recomposer. La fiction commence avec fracas, par cet absurde accident de voiture, scène drôle et enfantine, accrocheuse. C’est cela, sans doute, qui le rend amnésique. Voilà Michele qui erre face à une grande place, figure de son désemparement, et tout de suite un bus surgit et le cueille. À présent dans le bus, parmi une équipe de sport, il s’efforce de comprendre de quoi il s’agit, où il se trouve, et qui il peut bien être. Il en est au même stade que nous ; à ses côtés nous cherchons. Et soudain, une première pièce lui revient, superbement incongrue : « Mais oui ! … Je suis communiste ! » Cette soudaine exclamation donne au film sa portée politique, quelle idée géniale : il se réveille, comme tombé du passé, dans un présent où « communiste » sonne incongru ; il lui vient cette intuition première, seulement « Je suis communiste », qui appelle définition ; et c’est la première pièce du puzzle de son identité. Il vit un mini Good bye Lenin, quelle créativité pour figurer l’examen de conscience ! Et ainsi il va se rappeler ce qu’il fût avant que la fiction ne commence, conquérant par là-même son épaisseur de personnage, indépendant (n’étant pas né avec le début du film). Et ce factuel « qui étais-je » se double d’un « qui étais-je ». La remémoration va de pair avec la réflexivité, politique ici.


Mais que peut bien signifier politique, au cinéma ? Le sujet exige une plus ample réflexion, mais pour ce qui est de ce film, je me contenterai d’une intuition : politique, Palombella Rossa le serait « sentimentalement ». Le sujet du film me semble être le sentiment de perte des idéaux, de « déboussolement » politique (et personnel), dans une période comme celle de l’effondrement du bloc soviétique (le film sort en 1989) et du déclin des partis communistes. C’est la disparition de tout espoir de voir un jour advenir la révolution : il le demande à son ami, dans le court-métrage de jeunesse, « Verrons-nous, de notre vivant ? Ne serait-ce qu’une phase de transition ? » Ainsi le « geste » que Michele aurait fait, et dont tout le monde le félicite, semble être l’acceptation, que le PCI se normalise, qu’il renonce à sa nature révolutionnaire. C’est une défaite, la fin du film le souligne assez, et il va lui falloir s’adapter, malheureusement, reprendre pied dans cette piscine où se jettent les centaines de supporters du camp adverse, euphoriques, célébrant leur victoire autour de lui, le bousculant sans égard, lui qui est dépassé, ressassant son échec. Sentiment de défaite, de perte de sens, qui en vient à ébranler la vie intime : le regret politique mute en regret du temps perdu (« Mama ! Plus jamais le goûter ! Plus jamais les après-midis de mai ! Mamaaa ! ») Sentiment de vertige face au temps qui file – comme face à la durée-éclair du ratage, alors qu’on était si près du but, le penalty parasité par trop de pensées, la confiance siphonnée par le doute…


Michele est une tête qui bouillonne. Ses errances sont mouvementées par les emportements, comme si le corps était ballotté par ce qui travaille la tête, à travers sa mémoire. Le goût, moderne, qu’a Moretti pour le puzzle, provient de ce qu’il s’intéresse aux consciences préoccupées – aux psychismes désorganisés, dont la perception déforme. Michele est dans sa tête. J’aime le fait que son corps d’adulte soit relié, par le maillot de bain, au corps de l’enfant, en passant par le corps du jeune militant à l’engagement vacillant (le vrai Moretti-jeune, ou Michele déjà, en 16mm, dans un court-métrage de jeunesse certainement). Les souvenirs sont corporels, le corps est agité par eux.


On pourrait voir dans cette manière de mettre en scène le corps humain une certaine conception de celui-ci. Une manière de faire danser le corps, même lorsqu’il longe furieusement le bord d’une piscine, en tant qu’il est « graphique » dans ses gestes. S’échouant sur le bord, par un moment de lassitude, il s’y aplati tragiquement en Toréro mort de Manet. De la relation entre le corps et l’esprit, Nanni Moretti semble avoir une conception moniste : l’un prend la forme de l’autre (le cercle vicieux de la « maladie » de peau dans Journal intime en est l’exemple emblématique), et cela sans retenue, jusqu’à l’excès – dans la lignée du burlesque. C’est bien une telle sensibilité qui s’empare du water-polo, filmant avec délice les corps qui se démènent dans l’eau, coiffés de leurs bonnets rutilants aux « grosses oreilles », et pataugeant, comme englués. Ce genre d’inadéquation fait le sel du burlesque, quand il semble que le corps « traîne » derrière l’esprit, ou bien qu’il le devance ; tête chercheuse tirant les membres derrière soi, jambes galopantes embarquant la tête – une manière de voir plutôt dualiste, pour le coup… !


J’admire l’écriture de ce film, à la fois très corporelle et indéniablement cérébrale – ce qui l’affranchit du vraisemblable : le monde est la scène du sentiment. Il existe bien, incarné par les débats télévisés, la RAI, les films hollywoodiens préexistant, mais il est mis en scène, selon l’empire de l’esprit qui le déforme. Le personnage se trouve dans un entre-deux, capable de s’abstraire du monde (s’interrogeant sur la nature de ce qui l’entoure comme de loin, exprimant toutes ses pensées, parfois « hors-contexte », à haute voix) tout en faisant bien partie du monde (l’entraîneur au début le dispute, lui reprochant de « faire la tête, déjà », alors qu’il est dans ses pensées). Michele est donc un corps (familier à mesure de voir les films, souvent dénudé, révélant un ventre un peu mou, malgré un dos musclé, ses grains de beauté), mais ce serait avant tout une voix. Comme chez Beckett, une voix qui ne peut pas s’empêcher de parler, de râler tout le temps, voix belliqueuse qui proteste et s’indigne et s’interroge et ne recule pas devant la dispute. Une voix en crise. Et tout le monde paraît s’agiter autour de cette voix qui, parfois impassiblement, poursuit sa logorrhée. C’est « la conscience jetée dans le monde » , pour reprendre cette définition de ce que donne à voir le cinéma de l’être humain, livrée par Merleau-Ponty aux étudiants de l’IDHEC, en 1945. Michele est un personnage burlesque parce qu’il est, tout entier, en conflit avec le monde.


Non pas inadapté ni marginal comme Keaton ou Chaplin, c’est un Italien plutôt lambda. Mais plutôt détaché, presque éthéré, faisant bien souvent abstraction de toute convenance (il serait intéressant de lire, en regard de ses films, Erving Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne, 1956). Parfois il se dérobe par magie, vraiment comme un burlesque muet, par un axe inattendu (acculé de paroles par un homme barbu, Michele plonge soudain dans notre axe, dans une eau insoupçonnée). Voilà ce que j’aime profondément – et qu’on retrouverait chez Rohmer aussi (allez savoir pourquoi j’y songe) je pense à Brially et le genou de Claire, ou à Luchini et Dombasle traversant toute une commune en discutant –, j’aime ces personnages pris dans le monde des idées, et qui parlent, dans leur tête, en faisant à peine attention au monde, qui pourtant les agite, et sur quoi ils marchent. Ce conflit-là, oui, entre une tête et le monde. Entre le monde, la tête et le corps. Le corps étant la manifestation visible du bouillon de la tête ; l’esprit étant en conflit avec le monde parce qu’il est corps, soumis à la physique et aux contraintes sociales ; « moniste » ou « dualiste », difficile de trancher, ce problème philosophique du rapport corps-esprit se joue pleinement dans le burlesque ; et de ce problème partent toutes les branches dont le film et le fruit, tel que celle du rapport « infantile-adulte » qui cause l’accident premier.

Alexcovo
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le 30 avr. 2020

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