Film politique, certes, mais mal interprété par le jury cannois qui lui attribuera la récompense maximum en partie pour son prétendu anticommunisme, Papa est en voyage d'affaires traite d'abord de la question du pouvoir, de la perte d'idéal, de la fidélité et de la trahison, idées que comme souvent chez Kusturica ses personnages représentent ingénieusement comme autant d'allégories. Encore jeune, humble, passionné par le cinéma et débordant de créativité sans recours à aucun artifice poudreux, il signe à l'aide d'un scénario bien construit, aux nombreuses strates de signification, poétique, écrit en collaboration avec l'écrivain Abdulah Sidran, une mise en scène remarquable, fourmillant de trouvailles et de clins d’œil cinématographiques, le tout avec un ton très juste oscillant entre mélancolie et allégresse, gravité et légèreté.
Commençons par le dernier plan (allusion explicite au génial plan liminaire de L'enfance d'Ivan de Tarkovski) où le jeune garçon, incarnant l'idéal d'une nation rêvant debout, flirtant avec la chute, s'élève à la cime d'un arbre. Songe ou réalité (une frontière qu'interroge régulièrement et pertinemment le meilleur Kusturica), peu importe (même si l'on devine facilement la réponse, quoiqu'il soit permis de rêver): le but est d'apporter une touche d'espoir finale. En effet, il se faut, au risque d'être trop pessimiste, de terminer sur une note positive afin d'atténuer ce qu'on a vu avant, c'est-à-dire les trahisons et les coups de couteaux (ou les enfants faits) dans le dos émaillant la lutte pour le pouvoir, représentée par le conflit machiavélique entre Mesa et son beau-frère pour la magnifique et non moins petite salope Ankica.
Mais ces enjeux dissimulés dans le microcosme d'une famille et que l'on peut associer à la situation entre la Yougoslavie et l'URSS (la première décidant de s'écarter de la seconde, la trahissant donc, tout en continuant de lui faire de l’œil), demeurent au second-plan, Kusturica évitant de réaliser un film trop politique et préférant s'adresser à un public plus large, chacun y trouvant son compte finalement, que l'on soit enfant (les nombreuses farces, très simples mais vraiment drôles de tant d'espièglerie le démontrant), adulte ou grand-père (il glisse toujours le regard distant d'un sage parmi le chaos régnant), homme ou femme (aucun point de vue ni jugement moral prédomine, chacun des sexes ayant raison et tort à la fois dans la fidélité ou la trahison), personne instruite (ses premiers longs métrages sont beaucoup plus complexes qu'ils ne le semblent) ou fils du peuple (la place importante du football, de la musique populaire, de l'alcool et des fêtes allant dans ce sens).
Voilà d'ailleurs l'un des marques de fabrique du cinéaste qui, quand il était alors inspiré, pouvait parfaitement concilier ce que pourtant tout oppose. C'était le temps où son écriture n'avait pas encore rencontré la C qui le rangera définitivement du côté de l'hubris et de la démesure, le temps où ses idées étaient encore claires et son écriture construite. Maintenant, hélas, il fait du divertissement sans but précis et est devenu un mauvais saltimbanque misanthrope qui attriste plus qu'il n'égaie.