Appréhender Paranoïd Park, c’est d’abord replacer le film dans l’histoire d’un genre, assez américain en somme, celui du film d’ado (et non pas du film pour ado, ce qui est différent) aussi bien à Hollywood que dans les productions indépendantes. La démarche de Gus Van Sant est à la croisée de ces deux mondes comme l’avait montré en son temps My Own Private Idaho. On est donc en terrain connu, balisé par de nombreuses productions, celles de Gus Van Sant d’abord mais aussi de ses prédécesseurs ou contemporains, de Nicholas Ray à Sofia Coppola ou Larry Clark. Dans Paranoïd Park, on retrouve pas mal d’éléments propres au teen-movie : les lieux que fréquentent le héros, des personnages stéréotypés (la cheerleader, jolie mais gentillette comme Jennifer, la pote au physique disgracieux comme Macy, les virées entre copains…).
Mais la peinture de l’adolescence nord-américaine que propose Gus Van Sant est un peu différente de la description des ados réalisée par Nicholas Ray ou Elia Kazan. A l’ado rebelle, en rupture avec le monde adulte pour mieux se construire (type James Dean) se substitue un individu caractérisé par «une absence de réaction, un détachement inquiétant, une indifférence glaçante dont le cinéma de Gus Van Sant incarne le dernier état». Et de fait, les filles Lisbon de Virgin Suicides, les héros de Larry Clark ou de Gregg Araki, Alex dans Paranoïd Park sont à la fois les parangons d’une adolescence qui ne communique rien ou peu, aucun contenu, aucun sentiment, aucun affect, et les symptômes d’un monde en déréliction. Dans le film de GVS, le choix des focales contribue à créer cette impression de déconnexion du réel, de mise à distance de la réalité par le personnage principal. En effet, les focales longues plongent les arrière-plans dans le flou et révèle un rapport au monde un peu atrophié, si l’on peut dire.
Une des caractéristiques de ces ados c’est qu’ils sont en perpétuel mouvement, et on ne connaît pas toujours la destination de ces «arpenteurs désoeuvrés». Du coup, le skate occupe une place importante dans le film de Gus Van Sant. Plus qu’un simple code de l’adolescent d’aujourd’hui, il est surtout le symbole de sa condition (celui d’un être en déséquilibre) mais aussi l’instrument de la découverte du monde, de la transgression, de la marginalité puisque c’est ce que symbolise ce skatepark appelé Paranoïd Park. A l’image des skateurs/punk-rockeurs de Larry Clark quittant en skate le ghetto pour découvrir Beverly Hills, Alex part à la découverte d’un autre monde, celui de Paranoïd Park, lieu de rencontre de ces marginaux que le cinéaste, admirateur de la Beat Generation, aime tant à montrer dans ces films. Et le spectateur de suivre les déambulations de son héros, en skate, à pieds ou en voiture, grâce à l’emploi des travellings qui comme dans Elephant, contribuent à créer cette impression de divagation hypnotique, si caractéristique de la tétralogie.
Pour autant, l’adolescent vansantien ne fait-il pas l’apprentissage -son apprentissage- du monde ? C’est ce que tendrait à prouver le parcours d’Alex. La métaphore du pont qui ouvre le film et qui sera ensuite reprise plus tard (il doit traverser un pont pour aller au skatepark et en revenir) n’indique-t-elle pas que s’opère dans la conscience du jeune héros le passage d’un état à un autre, le film mettant en avant cet entre-deux sans que nous soient montrées les conséquences morales ou même juridiques de l’acte commis, Gus Van Sant se refusant à nous asséner toute leçon sur l’aventure vécue par son héros ? Cet entre-deux, plus ou moins conscientisé par le héros, semblerait lui révéler l’efficacité ou les limites de son pouvoir sur le monde qui l’entoure, peut-être même à son corps défendant. Ainsi, Alex, comme les autres héros de la tétralogie, fait l’expérience de la mort, les quatre films se construisant sur le rapport à la mort, celle que l’on se donne (Last Days) ou bien celle que l’on inflige à l’autre (Gerry) ou aux autres (Elephant). Qu’a-t-il retiré de cette expérience ? On n’en saura pas plus, le film s’achevant sur la destruction de sa confession par le feu, autre motif récurrent dans le cinéma de Gus Van Sant (My Own Private Idaho, Gerry, Last Days) et qui est le plus souvent associé à un moment de vérité pour le ou les personnages. A l’image de certains personnages felliniens à partir de Juliette des Esprits, Alex fait «une expérience esthétique» de sa relation au monde, «libérée de l’éthique et du religieux».
L’expérience vécue par Alex n’est en rien morale donc, elle est esthétique et physique, serait-on tenté de rajouter. En effet, le film, construit autour d’un dialogue permanent entre pesanteur et apesanteur, est tout entier centré sur le corps du héros. Les scènes, d’une virtuosité technique assez bluffante, où Alex rêve de skate symbolisent un désir de légèreté, une recherche d’apesanteur qui s’opposent à tout ce qu’il vit et qui peut être perçu comme aliénant (la relation amoureuse avec Jennifer, le divorce de ses parents, l’homicide involontaire qu’il commet). Dans sa «vraie» vie, le corps d’Alex est rivé au sol et subit les lois de la gravitation comme tout un chacun : à cet égard, deux scènes révèlent cette condition : la scène de la douche où Alex s’effondre progressivement et très lentement sous le poids de l’eau dans la cacophonie d'une volière ; la scène où il est allongé sur le bitume, son skate sous lui, coupant son corps en deux comme le fut celui de l’agent de sécurité sur la voie ferrée la nuit du drame. Tout l’enjeu esthétique du film est contenu entre deux impulsions. Quelques plans plus loin, Macy le récupère et Alex, monté sur son skate, se laisse traîner par la jeune fille qui circule en vélo. A nouveau, Alex est en mouvement mais pas vraiment par ses propres moyens. Il n’est pas non plus anodin de constater que le seul cours qui nous est donné de voir est un cours de physique où le professeur explique à ses élèves la poussée d’Archimède.
Appréhender Paranoïd Park, c’est aussi se poser la question de la perception du temps chez Gus Van Sant. Héritier des expérimentations de Resnais et de Kubrick, le temps chez GVS n’est pas linéaire. Bousculant le passé et le présent, multipliant flashs-back et flashs-forward dans la reconstitution des événements dramatiques qui ont eu lieu à la gare de triage, le réalisateur construit un mille-feuille temporel superposant les différentes strates de conscience d’Alex, les «différents niveaux» que lui-même évoque dans une de ses conversations avec Macy. Car Paranoïd Park, dans sa structure narrative accidentée, est aussi conçu comme un travail subjectif de reconstitution du souvenir, après un temps de refoulement, lié à l’écriture d’un journal-confession. C’est ainsi qu’il faut lire l’affiche du film, l’image d’Alex découpée en bandes puis reconstituée imparfaitement. Est-ce dans ce réassemblage maladroit, dans cette juxtaposition approximative, qu’il faut chercher ce qu’a perdu Alex, ou bien ce qu’il a gagné à Paranoïd Park ?